Par le Dr Sylvie Wieviorka, Psychiatre
Vous avez exercé la psychiatrie pendant plus de quarante ans. Quels changements avez-vous remarqué concernant la façon dont s’exprime de nos jours la souffrance psychique et dont elle s’exprimait dans les années 1980 ?
Tout d’abord, je remarque que la santé mentale est devenue un sujet de préoccupation majeure pour les Français, et que cette préoccupation s’exprime facilement, alors qu’il y a quarante ans on n’en parlait quasiment pas. La demande d’aide s’est diversifiée et touche aujourd’hui tous les secteurs de la vie quotidienne, de l’éducation des enfants à la relation de couple, de l’école au travail. Il y a quarante ans, on n’allait chez le psy que si on était clairement malade, souvent à reculons. Aujourd’hui on a moins honte de parler de ses difficultés. La contrepartie de cette prise de conscience est que les patients, tout comme bien souvent les professionnels, ont tendance à « pathologiser » de nombreux comportements qui jadis étaient mis au compte de difficultés éducatives, sociales, morales. Un enfant agité souffre de TDHA, un salarié débordé est en burn-out, un mari agressif ou violent est un pervers narcissique…Un autre changement majeur, qui touche l’univers psy comme le reste, est l’irruption de l’internet et des réseaux sociaux. Les patients sont informés, pas toujours très bien, ils savent avant même de venir consulter, ce dont ils souffrent et comment ils doivent être soignés.
Vous remarquez dans votre livre que certaines pathologies psy ont disparu tandis que d’autres sont apparues ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
La spasmophilie, très répandue jadis, n’existe quasiment plus. On parle aujourd’hui de crises d’angoisse aigüe, voire d’attaque de panique. L’aspect somatique de ces crises, qui était au premier plan (crampes, fourmillements, tremblements) a laissé place à des marqueurs clairement psy tels que l’anxiété, les troubles du sommeil. En fait, ce ne sont pas les troubles qui ont changé, c’est la façon dont on les observe, dont on les nomme, dont on les traite. Les patients (souvent en l’occurrence des femmes), tout comme les professionnels, se focalisent moins sur les aspects somatiques. La psychose maniaco-dépressive a laissé la place à la bipolarité. Là encore, il va s’agir de la même chose, des personnes qui présentent des épisodes de dépression souvent sévères alternant avec des moments d’excitation. Le changement de nom indique une volonté de banaliser cette pathologie, et de ne pas distinguer les formes sévères qui nécessitent suivi et traitement spécialisés, de formes plus bénignes, qui peuvent correspondre à un trait de caractère qui concerne beaucoup plus de monde. La frontière entre le normal et le pathologique s’est estompée. Un autre phénomène contemporain est l’apparition en nombre toujours plus grand de troubles des apprentissages chez les enfants d’âge scolaire : dyspraxies, dyslexie, dyscalculie et j’en passe… Cela ne correspond pas toujours à une amélioration du dépistage et du diagnostic de ces troubles. Il s’agit selon moi dans de nombreux cas (pas tous, ces troubles existent et méritent d’être traités) de diagnostics hâtivement portés et qui traduisent un défaut d’ajustement entre les attentes des familles concernant l’école, la capacité de cette dernière à y répondre, la formation et la disponibilité des maîtres et l’élève qui se trouve au milieu d’un système en grande difficulté.
Et quelle conclusion tirez-vous de cette comparaison entre les années 1980 et aujourd’hui ?
La conclusion essentielle est que les exigences qui pèsent sur les individus ont grandement augmenté, dans un environnement extrêmement anxiogène, tandis que l’aide et le soutien que chacun peut attendre ne sont pas toujours au rendez-vous. Cela génère cette « crise de la santé mentale » que nous observons, dont les jeunes sont les premières victimes mais hélas pas les seules.
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