Par Gabrielle Halpern
Le processus d’hybridation accélérée dans lequel nous nous trouvons invite à adopter une toute autre vision des métiers. Ces derniers doivent être hybrides s’ils veulent se maintenir et conserver leur pertinence. Un développeur qui n’aurait aucun sens du design et un designer qui n’aurait aucun sens du développement informatique ne peuvent qu’échouer dans le monde d’aujourd’hui et de demain. De la même manière qu’un commercial n’ayant jamais eu un pied dans la R&D ou un DRH n’ayant jamais exploré le champ des systèmes informatiques. Sans parler de l’architecte qui ne peut être pertinent s’il n’est pas en même temps sociologue, etc.
Aucun métier ne peut échapper à cette nécessité de l’hybridation avec d’autres métiers ; mais pour cela, il convient de sortir d’une logique dogmatique du métier « un métier, c’est ceci et cela », d’une logique étroite des fiches de poste et de missions et d’une logique sectaire des méthodes de travail. A partir du moment où les métiers sont hybrides, il faut adopter une approche de l’activité professionnelle par les compétences, et donc par l’hybridation des compétences. Un certain nombre de startups, faute de moyens, vont déjà dans ce sens, puisqu’il s’agit pour chaque salarié de savoir exercer « à peu près tous les métiers ». Mais il faut aller plus loin, parce qu’il ne s’agit pas « d’être un couteau suisse », – ce qui consisterait seulement à juxtaposer des compétences et à passer de l’exercice de l’une à l’autre dans l’accomplissement de tel projet ou de telle action -, mais précisément d’hybrider les compétences et d’être en mesure d’appliquer à un domaine une compétence normalement utilisée dans un autre, et inversement, de manière à ce que toutes les compétences d’une personne se métamorphosent par leur rencontre.
Demain, si les métiers ne savent pas être hybrides, ils cesseront d’exister, faute d’avoir su s’adapter et conserver leur pertinence. Les nouvelles technologies accélèrent cette évolution, puisqu’elles provoquent une obsolescence de plus en plus rapide des métiers. Cela nécessitera bien évidemment un bouleversement des écoles et des universités dans lesquelles chaque discipline, chaque professeur, chaque « matière » existe à côté des autres, sans qu’il y ait d’entrecroisement ni de rencontre. Une école profondément hybride briserait dès le départ les logiques disciplinaires pour créer des ponts entre les mathématiques et les arts plastiques, l’histoire et la littérature, la géographie et le sport, les langues et la musique.
On pourrait nous rétorquer qu’il faut d’abord bien ancrer les disciplines dans l’esprit des élèves, avant qu’ils ne soient capables, plus tard, de construire eux-mêmes des ponts entre elles. Cet argument est faux : l’hybridation ne signifie en aucun cas la fusion. On peut tout à fait expliquer ce qu’est le champ des mathématiques et initier les élèves à l’art de construire des ponts avec d’autres disciplines pour les inviter à métamorphoser leur vision des mathématiques et à inventer des milliers de nouveaux cas d’usages de cette science. Il est faux que l’on fait soi-même des ponts, « plus tard, tout seul, quand on sera grand ». Les ponts, il faut apprendre à les imaginer et à les construire dès le plus jeune âge. Si ce désir des ponts, si cette imagination des ponts n’est pas provoquée et cultivée par les professeurs, par les parents, par l’entourage, dans l’enfance, ils ne naîtront pas plus tard par génération spontanée. Ils seront certes toujours possibles, à l’âge adulte, mais ils seront plus douloureux et difficiles. La capacité d’hybridation, l’amour de la métamorphose par l’hétéroclite s’enseignent, se transmettent, se travaillent.
De plus, le fait que chaque professeur co-existe à côté des autres, en déployant le savoir de sa discipline devant les élèves, fait croire à ces derniers qu’il existe des frontières et qu’il y aurait donc une forme de transgression à croiser les cas d’usages des disciplines et à les hybrider. C’est ainsi que l’école fait naître depuis des siècles dès le plus jeune âge l’idée rassurante et mortifère des frontières. A l’âge adulte, il ne faut pas s’étonner que ces frontières se changent en silos, puis en fractures. Un certain nombre d’établissements ont pris la mesure de ce sujet et développent des double-diplôme ; ils ne vont pas encore vraiment dans l’hybridation des savoirs, mais ils tendent vers elle et il faut se réjouir de ce signal faible. La démultiplication sur le marché du travail de ces « centaures », – des êtres aux compétences hybridées -, sera la meilleure manière de révolutionner en douceur et progressivement les processus de recrutement, les conceptions des compétences et des ressources humaines des organisations publiques et privées, les organigrammes et les fiches de poste.
Cette révolution a déjà commencé, mais elle est très lente, puisqu’elle se heurte à des dogmatismes profondément enracinés qui ne mourront que peu à peu. Nous nous trouvons au cœur de cette transition où les habitudes du passé ne se décident pas à disparaître, tandis que celles de l’avenir n’ont pas encore assez fait leurs preuves pour être considérées comme tout à fait rassurantes. Il arrive encore trop souvent que les centaures ne puissent en réalité exercer qu’une seule de leur compétence et que les autres soient ignorées, délibérement ou non. Les entreprises et les institutions publiques n’ont pas encore compris que le dialogue ne se décrète pas et que la réunionite aiguë est inutile : si elles sont vraiment honnêtes dans leur quête de transversalité, alors c’est en passant par le recrutement massif, la promotion au grand jour, la valorisation claire de ces centaures et l’encouragement à l’hybridité au sein de leur organisation qu’elles pourront toucher du bout des doigts le bonheur de travailler au sein d’un environnement en hybridation permanente, à la fois innovant et résilient.
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