Interview du Président d'ECOV, Thomas Matagne
Vous plaidez pour rattacher la voiture dans le domaine des transports collectifs. Pourquoi ?
Le XXème siècle a été caractérisé par l’explosion de la voiture, facteur d’émancipation individuelle et de croissance économique collective. Mais nous sommes désormais face à des limitations économiques, sociales et environnementales majeures, qui font que le système voiture actuel n’est plus viable.
Historiquement, il y a eu une segmentation entre :
d’un côté le système voiture : la puissance publique paye les infrastructures (les routes, gratuites pour l’usager), les acteurs privés achètent les équipements ;
d’un autre côté, le système de mobilité : la puissance publique gère, directement ou via des acteurs économiques, l’ensemble du dispositifs (infrastructures, équipements, exploitation) pour rendre un service aux administrés.
Le premier mouvement, depuis la fin des années 1990, a été de construire un système “alternatif à la voiture”, et de réduire la place de cette dernière. Cela a très bien fonctionné dans les zones denses où la part modale de la voiture a diminué, en même temps que des bénéfices collectifs ont été obtenus (qualité de vie, pollutions etc.), grâce au déploiement d’un système de transports collectifs lourds de qualité (RER, métro, tram, bus…) et d’un soutien aux modes actifs (pistes cyclables, vélo en libre service, marche etc.).
Sauf que cette approche ne fonctionne pas quand la densité est plus faible. Dans ces territoires, on ne peut pas déployer massivement des trains ou des bus fréquents car les flux de population à déplacer sont trop faibles pour les remplir.
Et, réciproquement, la pression sur la voiture, laquelle est pourtant indispensables pour certains administrés, conduit aux tensions sociales majeures : Gilets Jaunes, sentiment d’exclusion etc. Nous touchons aux limites de cette construction d’une “alternative” à la voiture, qui cherche à exclure celle-ci des politiques de mobilité pour préférer d’autres modes.
Nous proposons de changer de regard pour résoudre l’ensemble des problèmes.
En effet, la voiture est un véhicule avec une capacité de transport, de même que le bus ou le train : tous possèdent des sièges libres.
L’un n’est pas plus noble que l’autre ; ce qui fait l’intérêt des “gros véhicules” (bus etc.) qui constituent les transports collectifs traditionnels est le fait qu’en ayant un taux de remplissage supérieur, le coût (économique, environnemental etc.) à la personne transportée est plus faible. Seulement, un bus plein c’est bien ; mais un bus vide c’est stupide.
Cela tombe bien, nous pouvons aussi chercher à remplir les voitures, puisque le taux d’occupation est ridiculement faible : 1,6 pers. par voiture, sur la vie du véhicule ; 1,4 pour les trajets du quotidien ; moins de 1,1 pour les trajets domicile-travail.
Nous proposons donc de de réintégrer la voiture comme un élément du système de mobilité, hors zones denses, au même titre que le bus, le vélo ou le train. L’enjeu est simple : il faut le bon mode au bon endroit, avec un objectif de réduction du coût “à la personne”. Et donc, quand un véhicule dispose de plusieurs places, et consomme des ressources en conséquence, il faut mettre les conditions pour qu’il soit rempli, que l’on parle d’une voiture, d’un car ou d’un train.
C’est le fondement de l’invention et de la mise en œuvre des “lignes de covoiturage” que nous déployons chez Ecov.
Notre ambition est de faire de la voiture un transport collectif.
En termes de parcours utilisateur, une ligne de covoiturage express est semblable à une ligne de transport collectif comme les autres, à la différence que les sièges libres sont proposés par les voitures en circulation. Les conducteurs circulent sur leur trajet habituel. Ils passent naturellement par les arrêts, peuvent signaler leur passage via une application et emmener les passagers qui attendent aux arrêts.
Pour un passager, l’expérience est semblable à un transport en commun à haut niveau de service : sans réservation, fréquent et fiable. Les passagers se rendent à l’arrêt le plus proche, font leur demande de covoiturage sur leur application et attendent le premier conducteur qui s’arrête. Ils montent ensuite à bord et valident comme dans un bus.
Les lignes de covoiturage offrent un service fréquent et donc compétitif à la voiture individuelle : en 2023, 97 % des trajets effectués sur les lignes opérées par Ecov ont ainsi enregistré un temps d’attente aux arrêts inférieur à 10 minutes.
En procédant à une “socialisation douce” de la voiture, sous pilotage public, il est possible d’en faire un objet bien mieux utilisé qu’il ne l’est aujourd'hui. Et ainsi de gagner énormément collectivement.
La loi du 27 décembre 2023 sur les services express régionaux métropolitains est-elle pour vous un levier de croissance à venir ?
La loi sur le développement des Services Express Régionaux Métropolitains est une nouvelle avancée sérieuse.
Partie d’une vision purement ferroviaire avec l’idée de déployer des RER métropolitains, elle s’est élargie, grâce à la volonté du Parlement, à une vision multimodale et intégrée, qui maille plus finement le territoire, ce qui est extrêmement positif.
En effet, non seulement le train n’est pas un mode qui vit isolé des autres modes de transport, mais -et même si ce n’est pas politiquement correct de le dire- il a un potentiel limité par rapport à la réalité de la mobilité des Français. Rappelons que 81% des km parcourus à date le sont en voiture ; que le réseau routier représente 1,1 millions de km, tandis que le réseau ferroviaire n’en représente que 0,03 millions de km.
Là où les flux sont massifs, il faut développer le train, de qualité, cadencé, performant etc., type RER ; il y a un réel potentiel autour de certaines métropoles. Cela va prendre beaucoup de temps et d’argent.
Mais surtout, même achevé, cela ne suffira pas pour changer la vie des Français, de très loin. Il est impératif de s’intéresser à la mobilité routière, pour la rendre plus efficace, moins dispendieuse.
A ce titre, l’émergence du concept des SER (Services Express Routiers), dans le dossier de presse du Ministre sur les SERM publié le 24 avril, ouvre une nouvelle perspective. Il est notamment cité que : “pour accélérer le développement des SERM, les services routiers ont toute leur place. Un service express routier (SER) peut utilement se déployer avec des lignes de car à haut niveau de service et de covoiturage”.
En alliant lignes de car express et lignes de covoiturage express, il est possible de compléter le maillage du territoire, en complément du train, et de mailler les territoires bien plus loin. Il est possible de le faire rapidement, en quelques années, pour un coût tout à fait limité.
Nous avons récemment publié un livre blanc qui explore justement comment construire un système multimodal alternatif à la voiture individuelle au delà des centres villes en combinant le RER, les lignes de car express, les lignes de de covoiturage et les lignes express vélo.
En termes de projet politique, dans le cadre des territoires qui peuvent disposer d’un SERM, car ils sont dotés d’une infrastructure type étoile ferroviaire, la dynamique de projet est en train de s’installer (24 projets ont été “labellisés” de manière un peu précipitée). Un grand flou persiste néanmoins, avec des dynamiques locales très disparates.
L’inquiétude est en revanche totale pour les autres territoires : quelle perspective pour eux ? Il n’est pas possible de s’en désintéresser, il leur fait une vraie politique de mobilité.
Les SER peuvent être une solution car ils ont aussi vocation à être déployés en dehors du périmètre des SERM, mais il faudra une volonté politique forte, qui n’existe pas encore à ce jour.
La mobilité est-elle un enjeu électoral ?
Les cartes électorales sont frappantes, presque caricaturales : quasiment tous les territoires périphériques, du péri-urbain au rural -dans leur diversité- ont placé le RN en tête lors des européennes et des législatives.
Il ne s’agit pas d’essentialiser les territoires, et il existe de multiples facteurs ; néanmoins, cette configuration géographique manifeste doit nous interroger. Le chercheur Olivier Bouba-Olga a réalisé l’analyse de corrélation sur 119 indicateurs socio-éco-démographiques : il apparaît que les deux corrélations les plus fortes portent sur le niveau de diplôme d’une part, et la part des actifs se déplaçant principalement en voiture. Olivier Bouba-Olga met l’accent sur le premier facteur, expliquant qu’il ne s’agit pas tant d’une distinction géographique que d’une distinction de situation sociale.
Mais le géographe Eric Charmes (ENTPE) complète “Certes, comme le rappelle Olivier Bouba-Olga, on vote d'abord en raison de sa condition sociale, moins en raison de son lieu d'habitation. Mais il reste à expliquer pourquoi l'électorat du RN domine dans les territoires à distance des centres et des banlieues populaires des métropoles. Surtout, cet électorat fait une expérience géographique particulière, différente de celle que font les nombreux cadres et diplômés qui se sont concentrés dans les grandes métropoles. ”
Par ailleurs, il me semble que le sondage IPSOS suite aux législatives est frappant : 50% des votants RN se disent non satisfaits de leur vie, contre 7% pour les votants LR ou 9% pour les votants Ensemble.
En résumé, les gens de ces territoires souffrent et/ou se pensent en souffrance, et qu’il y a avec l’estime de soi, l’estime de la réussite de sa vie, de sa place dans la société. Ce qui est certain est qu’il n’a pas été accordée suffisamment d’attention à la réalité de cette “France sous nos yeux”, pour reprendre l’excellent ouvrage de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. Cette France là est celle qu’on appelle “la France qui conduit” -car elle n’a pas le choix.
La réalité des Français, ce n’est plus l’image d'épinal de la baguette de pain achetée dans la boulangerie sur la Place de l’Eglise au cœur du village, située entre la boucherie et le café du commerce. Si tenté qu’elle ait vraiment existé, cette France-là n’est pas l’expérience quotidienne de la grande majorité des Français.
L’Institut Terram, en collaboration avec Chemins d’avenirs et l’Ifop ont aussi exploré ces enjeux dans une étude approfondie sur la mobilité sociale et géographique des jeunes ruraux. L’étude révèle que plus de deux tiers des jeunes âgés de plus de 18 ans (69%) utilisent quotidiennement la voiture - c’est 31% de plus que leurs homologues urbains et parmi les jeunes actifs ruraux. Dans ces territoires, on est assigné au volant, ou assigné à résidence.
Oui, il va falloir accepter de considérer, à part entière et pleinement, les zones pavillonnaires et les zones d’activités, les centre-bourgs qui se dépeuplent. Aujourd’hui, les Français achètent leur pain à la boulangerie installée sur le rond-point, en sortie de zone d’activité, après s’être garés sur le petit parking dédié. L’acceptation de la réalité quotidienne est la première étape pour pouvoir agir, et la changer.
Les territoires péri-urbains et ruraux sont d’une grande et belle diversité ; parfois “moches” en termes architecturaux et d’aménagement, partout ils sont beaux de gens qui ne demandent qu’à “bien vivre”, mais qui y ont du mal, et qui se sentent délaissés.
Nous payons des décennies d’obnubilation en faveur de la “métropolisation”, de politiques centrées sur les centres-denses des grandes villes, de “numérique magique”, de “start-up nation fashion”, etc.
Dans ce contexte, la mobilité est un des maillons essentiels à traiter, en lien direct avec l’aménagement du territoire. Si les gens prennent la bagnole, c’est qu’ils n’ont pas le choix : 60% des Français des territoires périurbains et ruraux aimeraient se passer de la voiture, mais ne le peuvent pas. Le système de mobilité de ces territoires est subi, pas choisi.
La bonne nouvelle c’est que quasiment rien n’a été fait, et donc que les marges de manœuvre sont importantes.
Pourvu qu’on y accorde une réelle considération politique. Sur ce plan, je suis extrêmement inquiet : de ma fenêtre, depuis 10 ans, le politique n’est pas à la hauteur des enjeux. C’est bien lui qui a été défaillant et l’est encore largement.
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