Chronique de Gabrielle Halpern, Philosophe
« Même dans les pires moments, je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto. Pourquoi donc autre chose ? Pourquoi par exemple un instant de la vie d’un être humain qui pourrait être un instant heureux ? », écrit la philosophe Simone Weil, dans son livre « La pesanteur et la grâce ».
Cette phrase n’interpelle pas seulement, elle fait mal. Elle fait mal, parce qu’elle exprime si justement des choses dont nous avons honte : une colère poussée pour des broutilles et à travers laquelle nous avons hurlé après notre enfant, notre conjoint, notre mère, notre chien, notre ami. Ou cet inconnu, dans la rue, qui passait. Combien sommes-nous à avoir dit un mot de trop, une phrase blessante à ceux que nous aimons ? Combien sommes-nous à avoir regardé de travers, déshabillé du regard, et même fusillé du regard ceux que nous aimons ou ceux que nous ne connaissons même pas ? N’avons-nous jamais humilié, méprisé, jugé ceux que nous aimons, rien qu’une fois, une petite fois, mais une fois quand même ? Combien d’instants heureux qui auraient pu être heureux avons-nous détruits ? Combien sommes-nous à être irréprochables de ce point de vue là ? Personne n’est irréprochable et que celui qui n’a jamais détruit un instant heureux d’une autre personne se lève dès à présent !
Cette phrase rend triste et elle fait réfléchir aussi. Pourquoi faisons-nous du mal à ceux que nous aimons ? Pourquoi ne nous viendrait-il pas à l’idée de détruire une statue grecque et sommes-nous pourtant capables d’être méchants envers notre prochain, quitte à détruire ce qui aurait pu être un instant heureux ? Je ne résoudrai pas avec vous aujourd’hui l’origine du mal ; elle est énigmatique et chaque science a ses explications sociologique, psychologique, anthropologique, etc. Mais cherchons ensemble pourquoi Simone Weil a comparé l’instant heureux de notre prochain avec un chef d’œuvre. Détruire une statue grecque, cela se voit, c’est tangible : ça se brise en morceaux, ça fait du bruit quand ça se casse, quand ça se répand sur le sol, ça fait de la poussière. Et puis, détruire une statue, comme ça, tout le monde le verrait, on se sentirait honteux par cet acte de vandalisme devenu social, connu de tous. Faire du mal à quelqu’un, cela ne se voit pas toujours, il n’y a pas de poussière, de morceaux partout par terre. Il y a des larmes parfois, mais elles ne font pas de bruit, ou si peu. Et comme il n’y a pas de morceaux partout par terre, on n’a moins l’impression d’avoir détruit quelque chose, personne ou pas grand-monde n’en saura rien, après tout. Simone Weil nous dit tout le contraire : l’instant heureux d’une personne, quelle qu’elle soit, est un chef d’œuvre, et doit être considéré comme une œuvre d’art, unique, précieuse. A défaut d’être immortels, à défaut de s’inscrire dans un temps illimité, nous pouvons utiliser nos petits bouts de temps et ceux des autres comme un matériau digne de peupler le musée de notre vie »
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