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La rue : un accès quasi universel à la culture


Interview de Jonas Ramuz, Président de Quai 36, pour ConfiNews.net



Vous êtes le Président de la société Quai 36, qui met notamment en chantier des œuvres urbaines monumentales. Comment est née Quai 36 ?


Quai 36 est née à Paris Gare du Nord un soir de 2013 où je me rendais dans le 95 chez mes parents. Je prenais la ligne H voie 36 et, en quittant le quai de la gare, j’ai vu avec un autre regard qu’à l’habitude tous les graffitis le long de la voie, comme s’ils essayaient d’entrer en gare un peu à la manière des barbares tambourinant à la porte de la Cité grecque. J’ai vécu ce moment comme un étonnement esthétique et intellectuel : toutes ces œuvres-là dehors pouvaient prendre vie au bénéfice des usagers au cœur de cette cathédrale du transport.


Paris Gare du Nord, la plus grande gare d’Europe où passent 775.000 voyageurs par jour : en 12 jours, le flux public est l’équivalent de celui du musée du Louvre en une année. Quelle formidable manière d’amener l’art au cœur de la vie des gens, en réinterprétant la fonction de ce lieu de transport ! La gare ne serait plus seulement le moyen d’aller d’un point A à un point B, mais elle serait habitée par une nouvelle fonction, celle d’un temps de l’attente, un temps zéro, un temps de la création. J’ai alors appelé un groupe d’amis pour leur faire part de cette idée, nous nous sommes organisés en association et avons pris attache, après un petit temps de maturation, auprès de la direction des affaires culturelles de la SNCF, plus précisément chez SNCF Gares & Connexions, la branche de la SNCF qui pilote les 3000 gares de France et les 10 millions d’usagers qui les traversent. Ils avaient déjà à l’époque cette ambition de transformer les gares en lieux de vie.


Inspirés par Saint Pancras à Londres, des pianos commençaient à fleurir dans les gares. Le 15 juin 2015, nous inaugurions « Art Résidence », en présence de Fleur Pellerin, alors Ministre de la culture et de la communication, de la Région Île-de-France, de la Mairie du 10eme arrondissement et de la direction générale de SNCF Gares & Connexions. Vingt-deux artistes peintres, femmes et hommes, français et internationaux sont intervenus sur plus de 3000 mètres carrés pendant 55 jours de production. C’est l’opération artistique menée en partenariat avec la SNCF qui a eu le plus de reprises dans la presse à l’international. Nous touchions 1 million de personnes par jour sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui encore, les voyageurs, véritables ambassadeurs de notre projet, partagent les œuvres toujours présentes et respectées depuis leur création.





Les arts de la rue sont un mode d’expression ancien, puisque dès la préhistoire, les murs sont un support pour la peinture. Pourquoi la rue est-elle inspirante pour les artistes ?


La rue est l’espace le plus démocratique qui soit et garantit un accès quasi-universel à la culture. C’est aussi un espace chargé d’histoire qui possède son langage architectural propre, qui est habité et qui prend vie au cœur d’une géographie qui, elle aussi, a une âme. L’artiste qui s’exprime dans la rue, que ce soit par la peinture, la photographie, la sculpture, ou encore la mise en lumière, doit prendre en compte ces paramètres pour dialoguer avec l’environnement dans lequel il s’inscrit. L’art mural, comme vous le soulignez très justement, existe depuis les origines de l’humanité.


C’est une manière de laisser une marque, son empreinte, de marquer son désaccord ou encore sa joie, cela permet de sortir de l’atelier, de se rendre public en rendant visible son travail au plus grand nombre, de jouer avec les volumes, les tailles et les gens. Tels de véritables toiles urbaines, les murs de la ville prennent vie et rythment la vie des passants : ils sont le théâtre de l’imaginaire de ceux qui peignent et de ceux qui observent.


Depuis toujours, les artistes de rue s’approprient l’espace urbain pour contester, déranger, revendiquer, dénoncer, interroger, soutenir... avec des motivations artistiques sociales ou politiques. N’avez-vous pas le sentiment d’un peu « institutionnaliser » cette liberté ?

Il ne faut pas mettre des cornes de diable sur ce verbe. Quai 36 est une maison de production d’art. Nous faisons du conseil et de la production. Nous sommes 20 collaborateurs au sein de la société. Nous avons un réseau de plus de 500 plasticiens et avons de nombreux partenaires qui s’investissent et travaillent pour donner vie aux œuvres que nous produisons. Une société est un écosystème vivant, nous avons et nous créons de l’emploi dans le secteur des arts et de la culture, nous sommes une source de recettes pour de nombreux partenaires, pour les artistes avec qui nous collaborons. Les opérations que nous portons œuvrent à l’économie de la culture et de la création. Les aventures artistiques que nous menons se font d’un commun accord avec les artistes que nous sollicitons.


Je vous l’accorde, dans l’espace public, lorsqu’il y a une commande, l'espace de liberté est plus restreint que lorsque l’artiste agit de son propre chef. Cependant, l’art a toujours été rythmé par la commande. À la Renaissance, les mécènes commandaient des portraits et des tableaux de dévotions aux artistes. Cela ne nuisait en rien aux actes d’une plus grande liberté dont pouvait se saisir l’artiste en dehors de cette commande. De la même manière, nous n’agissons pas contre les artistes en les empêchant de prendre la parole dans la rue en toute liberté. Au contraire, la commande leur apporte une source de revenu non négligeable et donc la capacité à vivre de leur art et à avoir les ressources nécessaires pour continuer à produire. Nous avons ouvert un lieu à Saint-Ouen pendant plusieurs mois : Morpho. Dans cet espace, comme dans notre galerie, nous sommes plus libres car en seing privé et pouvons donc traiter de thématiques qui seraient plus difficiles, voire impossibles, à aborder dans l’espace public ou au travers d’une commande. Aussi faudrait-il interroger ce qu’on entend par institutionnaliser.


Nous ne répondons pas à la logique d’un parti ou d’une pensée unique en produisant des œuvres qui font passer des messages liberticides ou asservissant les imaginaires. S’il s’agit d’œuvrer à ce que l’art dans l’espace public soit considéré comme un acte essentiel, oui, nous œuvrons à une forme d’institutionnalisation… Quoique nous faisons pâle figure en comparaison avec les cités grecques et romaines ! Notre métier consiste à faire dialoguer culture, art et territoire, à créer un dialogue vertueux entre art et urbanisme, et cela au cœur des collectivités, chez les aménageurs, les bailleurs sociaux, les constructeurs, les architectes, les promoteurs. Il s’agit de sortir des pensées par silos, de ne pas mettre les pratiques sur les étagères d’une armoire bien rangée avec des étiquettes. Chaque règlement de consultation des entreprises dans le cadre de projets immobiliers, urbains, devrait inclure une dimension artistique et culturelle, comme cela est le cas pour le développement durable. Quelle merveilleuse vertu que de permettre ces croisements, cette hybridation qui permettent de penser la ville dans une véritable mixité d’usages. C’est alors tout un champ de possibles artistiques et culturels qui s’ouvre à nous.





Quelle doit être aujourd’hui la place des artistes urbains dans la Cité ?

Ils doivent être au cœur de la Cité. Ils en sont l’un de ses sismographes. Dans une dictature, ce sont aussi les livres qu’on brûle, les intellectuels et artistes qu’on enferme en prison. J’ai des amis artistes en Turquie, que les autorités considèrent comme des terroristes : ils sont accusés de fragiliser la nation, de vouer leur patrie à l’effondrement. Pour quelques peintures et une manifestation, un ami a pris deux ans de prison ferme à la frontière bulgare. Il faut donc que la lanterne reste allumée et nous continuerons à œuvrer pour cela, pour que l’étonnement créatif fasse partie de nos vies, que nos imaginaires soient stimulées, que nous puissions nous rapprocher librement de l’autre et dialoguer autour d’une œuvre qui rythme notre parcours urbain. En cela, j’y vois un acte nécessaire et d’une profonde liberté.


A Versailles dans le quartier Jussieu, vous avez réalisé un musée à ciel ouvert. Quelle a été la réaction de ses habitants ? L’art urbain peut-il être un facteur de lien social et un outil de lutte contre la relégation territoriale ? N’est-ce pas une manière pour les habitants de s’approprier les lieux avec un sentiment de fierté et de valorisation ?

Un sentiment de fierté. Nous avons remporté une opération de réhabilitation de 1096 logements, initiée par la ville de Versailles et l’OPH Versailles Habitat, avec Eiffage Construction, Ithaques, Vincent Lavergne et Bétom. Nous avons souhaité célébrer cette amélioration de l’habitat par l’art, ce qui nous a permis d’accompagner la rénovation du site en produisant 10 fresques monumentales sur le thème de la place de la nature en ville et de la relation que les humains entretiennent avec elle. Nous avons célébré le nom du Quartier : Bernard de Jussieu, botaniste de renom du 18e siècle qui a contribué au développement des cultures horticoles et maraîchères et qui a développé un système de classification des plantes basé sur leurs caractères morphologiques.


Les habitants ont été consultés, nous avons organisé des ateliers participatifs et avons produit les œuvres en plusieurs phases pendant plus de deux ans. Cette démarche nous a permis de tisser des liens forts avec les habitants et les commerçants. Cette opération a permis d'alléger et d’égayer cette longue période de travaux, tout en permettant de valoriser le patrimoine du site par l’intervention d’artistes peintres célèbres dans le monde entier. Nous avons produit plusieurs films dont un que nous avons nommé Habitants. C’est un superbe témoignage des habitants du quartier qui nous racontent comment leur quotidien s’est empreint de poésie, et comment cela anime des échanges, des discussions, et participe d’un profond sentiment de fierté. Aujourd’hui, des touristes et des habitants du centre- ville viennent visiter le quartier. Nous avons participé à la création d'une nouvelle centralité et refermé une cicatrice urbaine en faisant de ce territoire un lieu de destination. Il y a une véritable luminothérapie par l’art et la couleur.


Est-ce qu’il y a une différence entre l’art urbain et le street art ?


Il me semble qu’il s’agit avant tout de parler d’art. En langue française d’art de rue, urbain, dans l’espace public. Les artistes que nous sollicitons sont des artistes vivants et donc nos contemporains. Quand ils sont français, ils sont immatriculés à l’AGESSA, à la Maison des Artistes. Certains sont évidemment qualifiés de street artistes. Toutefois, et cela de manière à clarifier mon raisonnement, quand nous passons commande à un street artiste qui produit une œuvre de street art dans la street, nous passons en fait commande à un artiste, vivant (en chair et en os je vous assure), qui produit une œuvre d’art dans la rue, dans l’espace public. Cet espace public est urbain si nous ne sommes pas dans un village. Si c’était le cas, faudrait-il alors parler d’art rural ? La terminologie de street art à mon avis enferme et contraint, s’en défaire permet une approche beaucoup plus riche.





Les œuvres de la rue se distinguent de celles destinées aux collectionneurs ou aux musées. Comment le monde académique de l’art perçoit-il les performances des artistes urbains ?


Pourquoi la ville ne s’approprie-t-elle pas plus rapidement l’art urbain ? Comment comptez-vous agir pour faire entrer l’art dans la Cité ? Qu’attendez-vous des pouvoirs publics et des aménageurs ?


C’est une question de support, de format, mais surtout de lieu. En termes de peinture, il est tout à fait envisageable que la toile qu’on a chez soi existe dans l’espace public, idem pour une sculpture qu’on pourrait retrouver dans l’espace public, dans son jardin ou encore en format plus réduit sur son bureau. Il faut du temps au monde académique. Plusieurs étudiants en master et en doctorat sont venus nous interroger sur notre métier, car leur mémoire de recherche ou encore leur thèse aborde la notion de street art ou d’art dans l’espace public. Il existe la Fédération de l'Art Urbain qui est une association à but non lucratif soutenue par le ministère de la Culture. Elle a pour ambition de fédérer les acteurs du secteur. N’oublions pas cependant qu’un artiste urbain est très souvent un artiste qui travaille sur toile avec des galeries : un peintre a besoin de vendre des toiles, de travailler avec des collectionneurs, des institutions, etc. Le graffiti, qui est une pratique spécifique en peinture, est aujourd’hui reconnu comme une forme d’art. Une performance de danse dans la rue ou encore une mise en lumière pourrait être qualifiées de street art : ces créations sont artistiques avant d’être urbaines.


Nous avons un syndrome, celui des refusés : dès qu’une nouvelle forme d’art, qu’une expression conceptuelle et ou esthétique apparait, dès qu’elle se rend publique, dès qu’elle sort l’intelligentsia dominante de sa zone de confort, elle est stigmatisée et envoyée au salon. Approche ignoble, il lui faut du temps pour gagner ses lettres de noblesses et puis si l’approche est tout à fait nouvelle, on va la classifier. On parle de 1er, 2ème, …7ème ,…100ème art… Courbet, Georges Brassens, Giono, NTM, Madonna ont été censurés. Aujourd’hui, des collèges se nomment Georges Brassens, demain peut-être Joey Starr… Nous n’avons pas su saisir la valeur de l’univers des jeux vidéo. Une des conséquences est le que le vaisseau amiral d’Ubisoft, société française, est au Canada. Nous n’avons pas compris la valeur des musiques électroniques aussi rapidement que les Espagnols par exemple. Le SONAR représente plusieurs centaines de milliers de personnes et plus d’une centaine de pays représentés, dont des entreprises comme la NASA, le MIT LAB et GOOGLE MAGENTA qui réfléchissent à l’avenir de l’acoustique, qui se réunissent pendant plusieurs jours pour faire la fête, échanger lors de conférences, faire des affaires.


Notre métier, en faisant dialoguer, entre autres, art et urbanisme nous permet de créer les conditions financières pour produire des œuvres d’art, pour faire acte culturel et artistique. Grâce à l'interaction de ces deux champs, de nouveaux chemins se dessinent et ouvrent de nouveaux horizons. Nous travaillons avec un nombre important d’acteurs de la fabrique de la ville, et sans relâche, nous prêchons cette parole en laquelle nous croyons. C’est une richesse essentielle que la présence de l’art et de la culture dans nos vies et la fabrique de la ville est un logiciel extraordinaire pour permettre à nos territoires de rayonner. Il est certain que plus la pensée artistique et culturelle se fera en amont des projets urbains, plus elle sera incluse au cœur des règlements de consultation, plus la réponse du côté du privé ira dans le sens du souhait de l’ordonnateur public. En ce sens, cela permettra au fait artistique et culturel de se déployer sur nos territoires, au bénéfice du plus grand nombre.


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