Tribune de Gabrielle Halpern, Philosophe
Nous ne nous en rendons pas compte, mais nous passons nos journées à tout ranger dans des cases : nos amis, nos collègues, notre conjoint, nos clients, nos concurrents, notre métier, les situations auxquelles nous sommes confrontées et les personnes que nous rencontrons. Notre cerveau s’est transformé en usine de production massive de cases et en agissant de la sorte, nous passons complètement à côté de la réalité. La crise que nous traversons n’est pas d’abord économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité. En rangeant tout et tout le monde dans des cases, nous fabriquons des silos qui fracturent notre société. Un exemple frappant, si vous lisez les programmes politiques des candidats, - aux élections locales ou nationales -, vous constaterez qu’il s’agit de programmes politiques catégoriels. Il y a « ma petite mesure pour les jeunes », « ma proposition pour les artisans », « ma mesure pour les personnes âgées »... Le corps citoyen est divisé en morceaux et un programme politique catégoriel, - lorsque le candidat est élu -, se traduit en politiques publiques catégorielles qui renforcent, voire créent les fractures de notre société. On ne peut pas penser la banlieue sans le cœur de ville, les jeunes sans les personnes âgées, l’économie sans la société, la technologie sans l’artisanat, sauf à créer des clivages.
L’hybridation que j’appelle de mes vœux - et qui ne constitue pas pour moi un simple travail de recherche en philosophie, mais un véritable projet de société (1) -, vise à briser ces cases, ces frontières absurdes pour mettre ensemble des générations, des activités, des usages, des personnes, qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, mais qui, réunies, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : un tiers-service, un tiers-lieu, un tiers-usage, une tierce-organisation, une tierce… économie !
L’époque que nous vivons est difficile et nous pourrions en être désespérés… Mais nous pouvons aussi prêter attention à des petits signaux faibles, qui, eux, peuvent donner des raisons d’espérer ! Oui, il y a des signaux faibles d’hybridation qui témoignent du fait que nous sommes en train d’apprendre à voir le monde autrement qu’au travers de cases. Du fait de la prise de conscience écologique, la case « ville » explose, avec la végétalisation croissante, les fermes et les potagers urbains, dans une hybridation entre la Nature et l’urbanisme. De nouvelles manières d’habiter s’installent avec le coliving où l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture à l’échelle d’un immeuble ; des écoles rurales transforment leur cantine en brasserie pour tout le village et ouvrent leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur. Des gares se transforment en musée pour donner au plus grand nombre l’accès à l’art ; tandis que des pianos sont installés dans des magasins et des crèches à côté de maisons de retraite… L’hybridation, c’est le mariage improbable et nous assistons de plus en plus à ces mariages improbables qui rendent enfin possible les rencontres. Nous sommes allés au bout de cette logique de « cases » par l’intermédiaire desquelles nous pensions maîtriser et dominer ce qui nous entoure et nous commençons enfin, petit à petit, à accepter ce qui est hybride, à accepter ce sur quoi nous ne pouvons pas coller une étiquette…
La jeune génération, qui est naturellement hybride, est aux avant-postes de ces transformations. Cela se traduit par exemple dans son rapport au travail qui remet complètement en question deux dogmes. Le premier qui est celui du triptyque « à une formation, correspond un diplôme se traduisant en un métier que je vais exercer toute ma vie », - ce triptyque est terminé, les jeunes veulent vivre mille vies professionnelles en une ! Le second est celui de la division du travail. Adam Smith nous avait promis que cela augmentait la productivité, sauf que les jeunes générations comprennent que ce que l’on gagne en productivité, on le perd en sens et en temps avec une difficulté terrible à se coordonner et à partager des informations. Les jeunes vont inventer l’hybridation du travail (2). Ils n’ont aucun mal à être ce que j’appelle des « centaures » (3), c’est-à-dire à avoir un pied dans plusieurs mondes.
Mais les autres générations se transforment rapidement et commencent à être, elles aussi, hybrides ! Nos comportements, nos usages, nos besoins sont de plus en plus en phase avec cette idée d’hybridation : par exemple, les initiatives pour créer des maisons de retraite où l’on mêle des publics et des activités très différents témoignent du fait que l’on commence enfin à refuser les « cases » dans lesquelles nous avions rangé jusqu’à présent les personnes âgées. L’hybridation va de plus en plus faire partie de notre zeitgeist, de l’esprit de notre temps, si nous poursuivons dans ce sens. Peut-être parviendrons-nous un jour à voir dans les soi-disantes « contradictions » une opportunité d’émancipation, et même de libération.
Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
Gabrielle Halpern, « La Fable du centaure », Humensciences, 2022 (Bande dessinée illustrée par Didier Petetin).
Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
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