Entretien avec Timothée Duverger, Maître de conférences associé à Sciences Po Bordeaux et conseiller technique au Cabinet du Maire de Bordeaux
Vous êtes un spécialiste de l’Economie sociale et solidaire et avez en particulier travaillé sur son histoire. Quelles sont les grandes étapes de son évolution ?
Les trajectoires de l’ESS suivent les grands cycles du capitalisme. Dans sa phase d’émergence, elle organise l’artisanat urbain dans des associations ouvrières face à l’essor du capitalisme libéral. À partir de la fin du XIXe siècle, elle accompagne le capitalisme organisé en favorisant l’accès au crédit, à la consommation, à la protection sociale… Enfin, alors qu’un processus de différenciation l’avait dispersée dans de nombreux secteurs d’activité, elle s’est « réinventée » dans le contexte de l’ascension du capitalisme financier des années 1970-1980 pour rassembler ses familles coopératives, mutualistes et associatives dans un même mouvement promouvant une économie encastrée dans la société civile.
Quelles sont ses forces et quels sont ses freins ?
La raison d’être de l’ESS est de répondre à des besoins et des aspirations de la société. Elle se caractérise en particulier par son ancrage territorial pour lequel ses règles (en particulier la non lucrativité) et ses processus de coopération constituent des prédispositions favorables. L’aile marchante de l’ESS apparaît ainsi comme un terrain d’expérimentation pour les transitions. Face au nouveau capitalisme de plateforme, les résistances à l’ubérisation du travail trouvent un débouché dans les coopératives, comme l’illustrent les coopératives de livreurs. L’ESS est aussi en première ligne de la transition écologique, s’engageant depuis longtemps dans l’économie circulaire, la transition énergétique, les mobilités durables…
Son principal frein réside dans son caractère minoritaire. C’est le phénomène des « urnes de Polya » dont rendent compte les travaux en démographie économique : la prévalence d’un type d’entreprise augmente la probabilité que les nouvelles entreprises les rejoignent par mimétisme. Le problème est institutionnel : l’asymétrie de l’information oriente les choix des créateurs d’entreprise.
L’ESS souffre encore de nombreux préjugés, comment les déconstruire ?
L’enjeu est avant tout de nature idéologique. Nos sociétés sont dominées par un imaginaire économique. Or les économistes déconsidèrent le plus souvent l’ESS, ils sont prisonniers d’une pensée binaire : schématiquement, les orthodoxes croient dans la main invisible du marché, tandis que les hétérodoxes se montrent plus intéressés par la main visible de l’État que par les mains associées de l’ESS. L’école de la proximité, qui se penche sur les territoires, participe heureusement d’une réhabilitation du niveau méso et, par voie de conséquence de l’ESS.
De l’histoire… à l’avenir ! Comment voyez-vous l’avenir de l’Economie sociale et solidaire en France ?
Dans le contexte post-Covid, l’ESS bénéficie d’une reconnaissance nouvelle. Fait nouveau : si elle est encore loin d’être une priorité de l’agenda politique, elle résiste aux alternances politiques comme le montre le maintien d’un secrétariat d’État dédié. Elle se diffuse surtout à l’échelle internationale. Une vingtaine de pays ont adopté des lois cadres et ils sont bien plus nombreux encore à mettre en œuvre des politiques publiques dédiées. Les institutions internationales s’en saisissent : ces derniers mois, la Commission européenne a annoncé un plan d’action, l’OCDE a adopté une recommandation et après l’OIT, l’ONU vient de lancer un processus de résolution visant à mobiliser l’ESS pour accélérer la réalisation des Objectifs de Développement Durable (ODD). L’ESS devient une ressource clé pour conduire la transition écologique, numérique et du travail. Ce sont autant de signes avant-coureurs non pas seulement de son éternel succès en période de crise, mais bien d’un changement de référentiel de politique économique.
Bordeaux est en train de devenir la capitale de l’Economie sociale et solidaire. Pouvez-vous nous expliquer tout ce que votre ville met en place pour y parvenir ? Y a-t-il une philosophie bordelaise de l’ESS ?
L’ESS était auparavant rabattue sur les compétences sociales de la ville, tiraillée entre le développement social et l’emploi. Il n’y avait pas de politique cohérente et transversale, elle était surtout perçue comme une économie de la réparation. Avec la nouvelle municipalité, on est passé dans le domaine économique d’un référentiel de l’attractivité, où l’implantation des entreprises primait sur leur impact, à un référentiel des transitions qui favorise le développement de l’ESS : lancement d’appels à manifestation d’intérêt, ouverture d’un hôtel d’entreprises, projet de maison des livreurs à vélo, candidature à l’expérimentation des « Territoires zéro chômeur de longue durée », soutien à la monnaie locale… Les actions se multiplient, tandis qu’on observe l’émergence d’un management public coopératif, dont témoignent les prises de capital dans plusieurs Scic : pour mener son projet de transitions, la municipalité s’appuie sur les initiatives de l’ESS. Il convient aussi de noter les effets performatifs du discours politique. Portée avec force par le Maire lui-même, l’ESS gagne du crédit auprès de l’ensemble des acteurs : promoteurs immobiliers, bailleurs sociaux, banques…
Vous enseignez également l’Economie sociale et solidaire à l’IEP de Bordeaux. Quel est le regard de la jeunesse sur cette économie ? Sentez-vous un engouement ? Qu’est-ce que les nouvelles générations pourraient apporter à l’ESS pour l’aider à se développer davantage ?
Alors que les étudiants d’AgroParis ont popularisé la désertion des grandes entreprises par une minorité active, les étudiants de Sciences Po Bordeaux trouvent dans l’ESS un moyen de « bifurquer sans déserter ». L’ESS leur offre des cadres d’action pour se professionnaliser autour de causes qui leur sont chères : soutien aux personnes vulnérables, lutte contre les inégalités, transition écologique… Cela se traduit par une augmentation continue des effectifs du Master ESSIS, où les jeunes viennent se former à l’ingénierie de projet territorial. Cette énergie citoyenne va ensuite alimenter les transitions. Elle participe du renouvellement générationnel de l’ESS, du renforcement de sa capacité d’innovation sociale et de son changement d’échelle.
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