Interview pour ConfiNews.net de Yves Marek, haut fonctionnaire, Président du centre national de la chanson française et auteur de « Gouverner c’est aimer » éditions Balland
En faisant le choix de cette anthologie de l’art de gouverner de l’Antiquité à nos jours, avez-vous l’ambition de réhabiliter l’art de gouverner ?
En effet, on peut prendre cet ouvrage comme une source de centaines de formules fulgurantes et parfois drôles sur la politique, mais il s’agit en effet sous la forme d’une cinquantaine de courts essais, d’une sorte de manifeste qui a une ambition plus haute : à travers ces penseurs du passé et de toutes les civilisations, montrer que la politique est chose humaine, qu’il y a une noblesse dans l’Art de manier les hommes et que nous pourrions mieux aimer la politique si nous la considérons avec le détachement des moralistes en tenant compte que ce métier a sa noblesse.
Ce qui est frappant, c’est que des stoïciens aux taoïstes, des arabes aux maîtres de la Renaissance italienne, de Montaigne à Napoléon, de Talleyrand à De Gaulle, jusqu’à Balzac, Michel Audiard, Zweig, et même Star Wars ou Raymond Devos, tous ceux qui ont écrit sur la chose politique dans son essence de rapport entre les hommes ont porté le même jugement plein de lucidité et de tendresse bienveillante sur la nature humaine.
Pensez-vous que l’Occident a trop inscrit sa culture politique dans les principes juridiques du XVIIIème siècle, oubliant l’héritage de l’Antiquité et de la Renaissance ?
En effet, alors que depuis toujours, il y avait des « sciences morales », des conseillers des princes qu’on appelait dans le monde arabe « miroirs des princes », depuis le début de l’ère démocratique, nous feignons de croire que la politique se résume au respect de la loi, au contrôle du pouvoir, aux processus techniques et que le politique est là pour apporter des solutions aux problèmes. Il ne faut pas s’étonner alors du rejet de cette déshumanisation qui oublie ce qu’il y a de très humain, souvent impalpable et presque mystique dans la politique comme dans toutes les relations sociales : les ressorts de la confiance, la force de l’imagination à laquelle Napoléon donnait son juste rang, l’intuition des passions, le sens inné du moment et des circonstances, la grâce d’être en accord avec le destin profond d’une communauté humaine à un moment donné. Le pire est que nous nous mentons à nous-mêmes sur nos attentes en prétendant vouloir des politiques qui accomplissent selon les règles leurs missions gestionnaires, alors que les mêmes saluent l’artiste politique Mitterrand ou le fauve Chirac. Nous préférons nier l’art de gouverner et dénigrer les habiles comme des Machiavel au lieu de respecter la beauté sublime de cet Art et de faire confiance à ceux qui l’exercent au service de tous. Edgar Faure s’en agaçait en disant « Mais, reproche-ton au chirurgien d’être habile ? »
Au-delà des institutions et de la pratique de la Vème République, votre livre semble démontrer que le caractère des hommes qui nous gouvernent, la nature humaine, restent déterminantes dans l’exercice du pouvoir. La politique reste-t-elle finalement profondément humaine ?
Toute personne qui a exercé des responsabilités sait au fond de lui d’abord que toutes les formes nées de la rationalisation ne sont que des apparences. Des élections démocratiques peuvent cacher l’oligarchie où le césarisme et derrière les procédures, il y a les rapports de force et des liens interpersonnels et des forces mystérieuses : l’opinion, la confiance…. Et tout dirigeant sait que non seulement, il doit gérer des hommes et sa réussite dépend de son habileté, mais l’élaboration même des décisions est un processus - on le sait aussi aujourd’hui du processus des découvertes scientifiques - moins rationnel qu’on le croit et heureusement très humain. Je développe dans plusieurs chapitres les figures des erreurs de jugement, des fatalités intimes, le rôle souvent néfaste des idées, la fausse illusion d’agir en fonction de l’avenir…
Alors qu’une majorité d’hommes et de femmes politiques inscrivent leur action dans la réforme, la gestion, le budget, la régulation…, les aspirations de nos concitoyens, comme des salariés semblent aspirer à plus de sens, de perspectives, de vision. Comment peut-on résoudre cette équation sans tomber dans l’excès de simplification et finalement le populisme ?
Je pense qu’ils devraient être convaincus eux-mêmes de la noblesse de la politique dans son essence : épouser la Nation qu’on représente, se mouvoir avec elle et la porter plus haut en rendant la vie meilleure au plus grand nombre. Tout le reste, ce sont des moyens. Le but de la politique n’est pas de faire des réformes. Si on y pense, la plupart des actions dont on garde un souvenir positif (bâtir, construire, équiper, fournir des services, …) ne rentrent pas dans ce mot affreux qui sent la remise en ordre et trahit une vision malheureuse du monde. Ces politiques font penser aux gens qui font des cures détox en donnant l’impression que manger rend malade et qui ont perdu le sens du plaisir. Il est vrai que ce que je dis n’est même pas compréhensible souvent par certains politiques de formation technocratique qui n’ont souvent même pas l’idée que la politique est autre chose que de la plomberie et l’usage récent des images du bricolage et de la boîte à outils est révélateur que des esprits limités à l’exécution ont pris les moyens pour les fins, parce que c’est la chose où ils se sentent à l’aise. Les électeurs aussi devraient avoir le courage d’en prendre conscience : quand quelqu’un propose des solutions et se vante d’avoir des programmes de 800 pages, loin de lui en savoir gré, ils devraient sentir qu’il est comme ces mauvais séducteurs qui pensent qu’il faut offrir des fleurs et des bijoux et ont oublié que la grâce de l’amour et dans l’attention profonde à l’autre, la complicité, les projets et les rires partagés.
Mais le paradoxe est que dans les périodes de rejet – compréhensible- de la politique, par détestation de la politique, l’opinion tend à accorder sa confiance par défaut à des technocrates neutres qui passent pour raisonnables alors qu’ils incarnent la déshumanisation de la politique. J’ai aussi écrit une petite biographie d’Edgar Faure et il est frappant de voir comment en 1955/56, la montée de Poujade est symétrique de la mise en orbite du mythe Mendès-France. Sans rien enlever à la noblesse du très respectable PMF, on peut faire l’hypothèse que la pulsion qui anime ses soutiens est la même que celle des poujadistes, une sorte de poujadisme pour gens bien élevés et éclairés. On parle souvent des extrêmes qui se rejoignent et on oublie que le réformateur obsédé par le détox, les lignes droites et l’élimination des cailloux humains qui gênent ses projets partage au fond le même logiciel antihumaniste de la table rase que les populistes ou antiparlementaristes. La figure vraiment opposée au populisme démagogue, ce n’est surtout pas celle du réformateur mais celle du berger, du pasteur, du père de famille armé de Prudence, du moraliste, du bon roi, de l’orateur parlementaire éclairé (Cicéron, Edgar Faure, Jaurès…), du savant et de l’avocat souverains sous la IIIème République, c’est-à-dire, celui qui s’inscrit dans la continuité de l’art éternel de délibérer, d’entrainer de gouverner.
Peut-on affirmer aujourd’hui que la communication s’est substituée à l’art de gouverner ?
C’est souvent le cas. Tout discours qui présuppose qu’il y a d’un côté des politiques ou des mesures et de l’autre la nécessité de communiquer ou d’expliquer a quelque chose de faux et de malsain. C’est faux, parce que dans les choses humaines, les décisions que l’on prend ne sont pas des choses séparées de ceux auxquels elles s’appliquent. Il est admis en économie par exemple que les anticipations, la confiance sont des phénomènes économiques. Même les graphiques d’analyse boursière technique sont en fait des modélisations de la psychologie des foules. Une politique qui est pensée sans empathie et qui aurait besoin de pédagogie est déjà probablement dès le départ, mal conçue. Et là où il y a quelque chose de malsain, c’est que ceux qui agissent ainsi ne sont pas loin de trahir le fait qu’ils tiennent le peuple dont ils ont la charge comme un gêneur, en ennemi, un corps incapable de comprendre où est son intérêt. Ils oublient que gouverner, c’est aimer.
Votre expérience de la chose publique et de la pratique du pouvoir vous conduisent-t-elles à l’optimisme et à l’espoir, quant à la réconciliation entre le citoyen et la politique ?
Résolument optimiste. Quitte à être provoquant, je dirais que gouverner comme réussir est facile. L’idée que les bons médecins sont ceux qui font mal est fausse. Fondamentalement, les collectivités humaines savent reconnaître ceux qui les conduisent dans une bonne direction et sont prêts à y aller avec eux. Pour réaliser cette fusion entre la communauté nationale et des dirigeants la conduisant avec sagesse, il y a deux conditions bien sûr : d’abord qu’il y ait une communauté nationale. Or, certains risquent de perdre leurs repères sans en trouver d’autres en pensant que ce cadre est dépassé et de plus, il existe des risques de sécession de groupes ne se sentant plus concernés par le devenir de la Nation, la sécession des élites étant probablement plus lourde de conséquences que celles des supposées minorités ou des déshérités. Ensuite, l’autre condition est que les politiques aient le courage de renouer fièrement avec l’Art politique et d’assumer leur mission. Or, on a tout fait pour les émasculer et ils y ont lâchement consenti et, pour filer la métaphore de l’amour, il est rare que l’impuissance accroisse le charme.
De manière générale, tout ce qui a été vu comme un remède à la désaffection du politique a été un mal pour le politique. On commence à inventer des usines à gaz pour donner des gages à l’opinion après avoir découvert qu’un ministre avait un compte à Singapour et on finit par avoir un Président de la RATP qui n'a pas le droit de parler au ministre des Transports. On a des moralisateurs, voire des tribunaux d’inquisition, mais plus de moralistes. On ne peut pas réhabiliter la noble mission de gouverner et entraver sans cesse l‘action par des règles purement formelles. Un jour, il faudra revendiquer la liberté d’action et même l’arbitraire du pouvoir et le peuple est assez grand pour juger si le pouvoir a bien été utilisé pour le Bien public et assez républicain pour reconnaître qui l’aime et ne pas lui en vouloir de gouverner.
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