Dans sa pièce « Lalalangue », devenue un livre, la comédienne retrace une enfance cabossée où les bonnes choses étaient suspectes et interdites
© Antoine Agoudjian
Elle s’en tiendra à un petit déca, déclinant mon offre de goûter au vin du jour, un bordeaux du domaine Monsenac. Il aurait été surprenant que Frédérique Voruz prenne au mot l’invitation à « prendre un verre » : jamais d’alcool avant d’entrer en scène, c’est fatal à la concentration. « Et puis ça casse les jambes », insiste-t-elle, une fois installée. On est au bar du théâtre du Rond-Point, à deux heures de la représentation de sa pièce « Lalalangue », dont elle joue tous les rôles : elle enfant, elle adulte, sa psychanalyste, son père, sa mère… Il lui faut tous ses moyens pour cette performance de 80 minutes, mise en scène par Simon Abkarian et en lumières par son compagnon Geoffroy Adragna, où seuls l’accompagnent une chaise et un projecteur de diapositives.
Le physique se travaille et, avant de venir, elle a chauffé sa voix et sacrifié à son heure quotidienne de Pilates. Mais ce drôle de monologue est éprouvant aussi sur le plan émotionnel. Avec des détours par le burlesque et la caricature, il condense l’analyse que Frédérique a suivie pour surmonter un long passé de maltraitance familiale. Sa psy comptait parmi les disciples de Jacques Lacan et le titre renvoie à leur jargon. Dans la théorie lacanienne, qui place le verbe au cœur de la thérapie, la « lalangue » est le lexique propre à une même famille, une collection de mots et expressions, détournés ou inventés, dont parents et enfants usent comme d’un langage codé, reflet de leur inconscient commun. Elle y a vu un point qui la rapprochait de sa mère. Un des rares…
Des névroses maternelles, du rouge en cubitainer
Marie-Madeleine a perdu des jumeaux et une jambe dans un accident d’escalade. Elle a juré de se venger sur ses autres enfants et tenu parole. Dans son texte, Frédérique décrit une fratrie élevée dans les privations, l’humiliation et les insultes, une prison domestique de névroses, de TOC et de bigoterie. « Dans cette famille, il faut être comme un archéologue pour trouver l’amour, confie-t-elle entre deux gorgées de café. Je suis la seule des sept enfants qui ait fait cette quête et j’ai compris que ma mère m’a quand même aimée, même si c’était de manière maladroite. » La quête culmine avec cette pièce, créée au Lavoir Moderne, reprise au théâtre du Soleil, partie en tournée puis entrée dans les librairies. « Par un heureux hasard, la directrice des éditions Harper & Collins a vu une représentation que je donnais en Picardie et elle a eu un coup de cœur, c’est elle qui m’a suggéré d’en faire un livre. »
Dès les premières critiques dans la presse, en septembre, Frédérique a pris soin d’en adresser un exemplaire à sa mère. « J’ai anticipé, car je ne voulais pas que ça lui fasse du mal. Elle a bien réagi : ”Tu t’exprimes, tu ne restes pas dans la colère“. Elle s‘est excusée de ses erreurs. Les mots réparent, ce spectacle aussi ». Son livre, a-t-elle découvert avec fierté, a libéré la parole dans d’autres familles que la sienne, tout aussi dysfonctionnelles. À ce moment de notre entretien, on trinquerait volontiers aux vertus thérapeutiques du texte, si le vin n’était indésirable à son menu de comédienne. C’est elle qui le ramène alors au centre de la table, en évoquant un des temps forts de « Lalalangue ». « Ma mère s’est privée de tout plaisir - comme elle nous en privait. Elle coupait toujours son vin avec de l’eau : un verre le soir et elle était déjà paf. Elle s’imposait cette privation avec jouissance. Avant qu’elle et mon père ne divorcent, elle invitait toujours plein de clochards à la maison, à Taverny, j’ai le souvenir qu’ils grouillaient dans notre jardin. Elle leur servait le vin le moins cher, acheté en cubitainer. Petite, j’ai vite compris que ce n’était pas normal de les croiser dans la maison dès 8 heures du matin, mais je n’avais pas conscience de ce qu’était le bon ou le mauvais vin. »
Des plaisirs de la table au goût de vengeance
Jeune adulte, Frédérique apprendra le goût du bon grâce à son frère Samuel, de six ans son aîné, amateur de cuisine raffinée, formé à l’œnologie. « On se rejoint par la nécessité de faire du beau avec du laid, lui par la gastronomie, moi par le théâtre », résume-t-elle. Un constat qu’elle élargit, dans nos échanges bousculés par l’heure qui tourne, à toute la fratrie : « Le plaisir de manger et de boire est présent chez tous mes frères et sœurs comme une vengeance ». Cette lente révélation de l’existence d’un monde de douceurs s’accroche à des souvenirs précis et circonstanciés. « Mon premier vin préféré a été un Saint-Estèphe Grand Cru 2001. J’avais 18 ans, je quittais la maison, c’était sans doute un Noël. Ça a été ma grande rencontre avec le vin et je me suis ensuite autorisée à en racheter. Je n’en trouve plus mais j’adorerais le goûter à nouveau. C’était transgressif parce que cher, c’était un luxe, une étape importante. Après cela, il a fallu s’autoriser à manger de bonnes choses. Mal manger, manger de mauvaises choses, me met en colère : j’ai donné ! » Sans prétendre en savoir aussi long que son frère, elle s’est composé un catalogue de références. « Ils ont de bons vins nature dans le Centre-Val de Loire, où mon compagnon Geoffroy et moi avons une maison troglodyte.J’adore aussi le Bourgogne blanc, on y sent des touches de noisette. Et puis les vins Voruz : nous sommes d’origine suisse du côté paternel et j’ai des cousins éloignés qui font du vin sur les bords du Léman, du blanc et du rouge. Ils apportent quelque chose de bon dans la famille, ils nettoient le nom ».
Ces plaisirs-là sont plus faciles à apprécier quand d’autres autour de soi les cultivent. « Dans le milieu du théâtre, ça célèbre beaucoup, on aime offrir un bon vin, un bon saké, un bon whisky. C’est du partage, et le partage est la raison pour laquelle je fais ce métier. » On est loin du pinard en cubi, des clodos qui polluent le jardin ou cuvent devant la chambre d’une fillette. Dans sa préface, soulignant comment les familles dictent leurs codes chargés de névroses, Simon Abkarian qualifie ce texte de récit d’une extraction. Frédérique revient de loin mais elle s’est trouvée, s’est construite dans l’écriture. L’été prochain, après un nouveau spectacle au théâtre du Soleil, elle donnera « Lalalangue » au festival d’Avignon avec le même souci d’approcher le spectateur sans le heurter. « Mon objectif, c’est « apporter de la lumière à ceux qui errent dans le noir », comme le disait Ariane Mnouchkine, de partager un bon moment. » La dernière goutte de déca est avalée, Frédérique Voruz file en coulisses pour se préparer.
Philippe Lemaire
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