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« Et si le monde était un opéra ? »


La philosophe Gabrielle Halpern publie « Et si le monde était un opéra ? », coécrit avec la mezzo-soprano Marina Viotti





Qu’est-ce que l’opéra a à nous dire de notre société, de nos failles, de nos angoisses, de nos désirs, de nos lâchetés et de nos grandeurs ? La philosophe Gabrielle Halpern publie ce mois-ci aux Editions de l’Aube son nouveau livre, coécrit avec la mezzo-soprano Marina Viotti : « Et si le monde était un opéra ? ». Elles étaient assises côte à côte sur les bancs du Lycée du Parc, en spécialité « Philosophie », préparant ensemble les concours des grandes écoles … Quinze ans plus tard, la première est devenue une grande chanteuse d’opéra, - mezzo-soprano -, se produisant sur les plus grandes scènes du monde, tandis que la seconde est devenue une philosophe influente, dont les travaux de recherche inspirent de nombreux acteurs de la société française, et de plus en plus au-delà de nos frontières. Chacune à son échelle s’est donné pour mission de créer des ponts entre les mondes, de rapprocher ce qui semblait irréconciliable, de transgresser les barrières absurdes qui se hissent entre les êtres.


(extrait)



Gabrielle Halpern : L’opéra, qui est un art ancien, est de ce point de vue extraordinairement visionnaire dans son organisation du travail, dans son hybridation des métiers, dans son approche du travail collectif. Il me semble que, dans l’opéra, outre les hybridations professionnelles artistiques, il y a un défi supplémentaire dans l’hybridation culturelle. Au sein d’un même spectacle, il va y avoir des artistes qui viennent du monde entier, qui ne parlent peut-être pas du tout la même langue, et qui vont devoir s’exprimer dans une langue qu'ils ne maîtrisent pas. Beaucoup d’entreprises aujourd’hui sont confrontées à l’interculturalité et peinent à fédérer autour d’un commun suffisamment fort pour que le collectif ait une pleine réalité. Ce commun ne peut pas se réduire à une stratégie de développement, ni à une marque, ni à un slogan, ni à une simple raison d’être. Il faut quelque chose de beaucoup plus puissant ! Qu’est-ce qui transcende ces différences culturelles à l’opéra ? Des valeurs communes, une exigence, une rigueur, l'amour du beau, et la volonté de les partager avec le public ? Un projet suffisamment fort qui fait que, finalement, même si vous ne parlez pas la même langue, vous parvenez malgré tout à vous comprendre ?


Marina Viotti : Effectivement, si nous sommes tous des professionnels, nous avons reçu des formations différentes. J’ai récemment travaillé avec des Italiens, d’un certain âge, qui viennent d'une autre école, un peu commedia dell'arte, et qui s’expriment sur scène avec beaucoup de mouvements de bras, de mimiques, beaucoup d'exagération, contrairement aux écoles de théâtre plus récentes qui cherchent l’honnêteté du sentiment dans le texte, et non dans le surjeu. Cela n’est donc pas si simple quand on doit créer une mise en scène avec des chanteurs venus de différentes écoles de théâtre, d’uniformiser le tout pour créer une vision commune ! Car, il ne faut surtout pas que l’on voie la différence de jeu, de chant, de technique ou d’expression, sinon on va perdre l’unité de l’univers, de la vision que l’on souhaite proposer. C’est la même chose dans le sport, et partout ailleurs dès lors qu’il y a un collectif dont il faut garantir l’unité. Un autre exemple directement lié à la langue maternelle du chanteur : les Italiens en général chantent beaucoup plus avec le « masque » (le nez et les pommettes) ; tandis que les Français, davantage avec la gorge. L’italien est une langue naturellement plus nasale et le français est une langue plus gutturale. Le son est donc différent ! Pour obtenir un son homogène dans les ensembles (les trios, les chœurs), il faut une volonté de flexibilité, d’acceptation de ce que le chef d’orchestre souhaite que tu fasses. Tu dois accepter de ne faire qu’un, de fusionner ta voix et le son de ta voix avec les autres, et donc de faire évoluer ton art, - ce qui peut être très compliqué avec les égos ! A un certain moment, tu dois oublier un peu l’individu pour devenir une partie d’un tout, pour appartenir à une vision commune. C’est cela, je pense, qui fait la beauté de cet art. Ce sont tous ces gens qui sont tellement différents, qui ne se seraient probablement jamais rencontrés hors de la musique, mais qui s’unissent pour un projet créatif dans lequel ils croient. Nous n’avons pas les mêmes croyances, nous ne parlons pas la même langue et pourtant, le temps d’un opéra, nous chantons tous dans la même langue, nous travaillons ensemble. Il se passe des choses incroyables sur scène, parce que l’on est au service d'une vision plus grande.


Il y a deux ans, j’ai réalisé un documentaire, afin de montrer justement pourquoi la musique est si essentielle et permet de fédérer des gens très différents. J’avais donc fait venir dans un petit village en Suisse des artistes d’univers, de pays, de cultures hétéroclites pour créer un projet en une semaine. C’était fascinant de voir la manière dont le processus créatif s’est déroulé. On avait deux danseurs du Ballet de Paris, une danseuse de hip hop, un metteur en scène français, un costumier de haute-couture, un saxophoniste mexicain de jazz, un violoncelliste allemand très classique ou encore de la guitare ! Autour de nous, il y avait aussi toutes les équipes vidéo. Comment faire pour que ces personnalités radicalement opposées dans la vie construisent quelque chose ensemble et aient un même langage ? D’abord, comment communiquer ? Ils ne parlaient pas tous très bien le français ou l’anglais. Comment faire en sorte que le groupe de Français, qui était majoritaire, n’oublie pas dans les discussions à table, ceux qui ne parlaient pas le français ?


Au-delà de nos différences linguistiques, il y avait aussi celles de nos arts : comment le langage de la musique classique peut-il aller avec celui du hip hop ? Comment peut-on faire jouer de la musique japonaise à un saxophoniste de jazz mexicain? En fait, ce qui permet de réaliser cette magie, c'est la volonté de créer quelque chose de beau et qui nous surpasse. Au début, il y avait des petits groupes, il y avait aussi des tensions, parce que l’on ne se comprenait pas ; le danseur classique a l'habitude d'une certaine discipline, voire d'être un petit peu maltraité malheureusement. En revanche, ce n’est pas du tout le cas du danseur de hip hop ! Comment ce dernier va-t-il accepter cette autorité, cette contrainte, cette discipline? Comment le saxophoniste de jazz, - qui est dans l'improvisation tout le temps et qui ne parle pas très bien le français, va-t-il comprendre que nous devons suivre une certaine mesure, une discipline plus « réglée » ? Lorsque l’on fait de la musique classique, on a des mesures, - on est à quatre temps, par exemple -, et on n’est donc pas complètement libre. Il faut donc qu’il s’adapte et nous, nous devons libérer un peu notre jeu pour lui faire de l'espace. Cette évolution de tous ces gens en groupe et individuellement était fabuleuse à filmer, au fur et à mesure. Au début, il y a toutes ces tensions liées à l'ego, à ta culture, à ce que tu connais, à ce que tu veux, à ta zone de confort. Et progressivement, il y a cette ouverture à l'autre, cette façon de se nourrir les uns des autres. C'était très fort de voir l'évolution de chacun, dans son visage même, dans sa communication avec les autres. Chacun a découvert un univers qui lui était étranger et qui a enrichi son art et son cœur. C’est cela que je voulais montrer.


Gabrielle Halpern : Dans ce que tu décris, il y a bien sûr la force du projet, de l’idéal, qui te poussent à te dépasser… Il y a aussi ce mélange d’attention à l’autre… Et de responsabilité individuelle. Chacun a la responsabilité de sortir de sa petite zone de confort, de s'intéresser un peu à ce que fait l'autre, d'accepter une discipline qui n'est peut-être pas forcément la sienne. Cela pose la question de la place de l’individu au sein du collectif. L’histoire des idées revient d’ailleurs sans cesse sur cette question « individu/collectif ». Quels doivent être leurs liens ? Comment permettre à l’individu d’exister au sein du collectif sans le menacer par son individualisme ? Comment permettre au collectif d’exister pour les individus tout en respectant leur individualité ? Cette dialectique se retrouve à toutes les époques et pose toujours les mêmes questions de liberté, de solidarité, de commun, d’égoïsme ou encore de sociabilité. Quel équilibre trouver entre le collectif et l’individu pour qu’ils se nourrissent mutuellement, au lieu de se menacer, voire de se détruire mutuellement ? Aristote, Hobbes, Rousseau, Kant et de nombreux autres philosophes encore y ont réfléchi. L’individualisme me semble paradoxalement être souvent une forme de réflexe de survie de l’individu, lorsqu’il ne se sent pas respecté, considéré ou à sa place : si je ne pense pas à moi, qui le fera ? J’ai récemment mené un travail de recherche sur ces fameux tiers-lieux, qui mêlent différents publics, activités et usages, dans une logique collective très forte et où l’on peut trouver pêle-mêle une épicerie solidaire, un incubateur de startups, une crèche et une résidence d’artistes ! Un directeur de tiers-lieu m’a dit qu’il avait pensé ce lieu « de telle sorte que chaque personne qui y pénètre puisse se dire qu’elle peut y avoir sa place et y jouer un rôle. L’espace d’ailleurs doit inviter à cela. Si le bâtiment est plein dès qu’on y entre, l’usager n’a pas l’impression d’avoir sa place et on a raté quelque chose ! ». Mais pour qu’il n’y ait pas une simple juxtaposition d’usagers, le lieu et son architecture doivent être pensés autour de la convivialité, du partage. Pour qu’il y ait hybridation, il faut qu’il y ait une logique de don-contre-don, de partage, de transmission et de transferts informels de savoirs et de compétences. Donc en fait, ce qui est intéressant, c'est que cette réussite collective, c'est d'abord de la responsabilité individuelle. On ne construit aucun collectif, si l’on ne permet pas d’abord à chaque individu de se construire. Beaucoup d’épopées collectives, beaucoup de projets collectifs ont échoué, faute d’avoir su mettre chaque individu en leur cœur, faute d’avoir su développer en chacun sa liberté et donc sa responsabilité.


Marina Viotti : Exactement, et je te rejoins, seule la responsabilité réciproque permet à chacun de sublimer son art, de l'enrichir et de s'enrichir soi-même. Tous ces artistes excellaient dans leur art, ils en avaient peut-être fait le tour et avaient besoin de nouveaux défis. Chacun était une star dans son domaine et ils ont progressivement compris qu’en donnant le meilleur d’eux-mêmes au collectif, ils allaient pouvoir briller encore plus … ensemble!



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