Entretien avec Xavier Jaravel, professeur associé à la London School of Economics et lauréat du Prix du meilleur jeune économiste (2021)
Professeur d’économie à la London School of Economics (LSE), vous êtes l’auteur du très bon essai Marie Curie habite dans le Morbihan. Démocratiser l’innovation. Pourquoi avoir choisi ce titre ?
L’essai part du constat qu’un grand nombre de talents, en France, ne sont pas exploités en raison de la politique d’orientation. Je veux dire qu’il existe beaucoup de Français qui ont des aptitudes, voire l’envie, de faire des carrières dans la science, l’entrepreneuriat ou l’innovation et qui, pourtant, s’en détournent par manque de connaissance de ces métiers. Ce sont eux les Marie Curie perdues, les Albert Einstein perdus.
Pourquoi le Morbihan ? J’ai retenu ce département dans le titre car l’analyse des données révèle que le Morbihan est le département au plus faible taux d’enfants qui deviennent un jour chercheurs, ingénieurs, innovateurs ou entrepreneurs alors même qu’il s’agit d’un des départements aux meilleurs résultats scolaires. Cela met l’accent sur l’importance de l’écosystème local dans l’accès aux carrières d’innovation.
Quels sont les effets macroéconomiques de la sous-exploitation des talents ?
L’essai met en lumière un certain nombre de dispositifs concrets qui permettraient de combler les écarts d’accès aux carrières de l’innovation entre des élèves aux niveaux scolaires équivalents mais aux caractéristiques sociales différentes (origine sociale, origine géographique, genre, etc.).
Le non-recours à ces dispositifs a un coût insoupçonné pour l’économie française. Cela correspond à une perte de 20 milliards d’euros de croissance et de 9 milliards d’euros de recettes fiscales chaque année. Chacun conviendra que ce n’est pas négligeable.
À la lecture de votre ouvrage, il est aisé de se remémorer le discours du président de la République faisant de la Silicon Valley l’horizon de la Seine-Saint-Denis. Qu’avez-vous pensé de ce discours ?
En toute honnêteté, je ne connais pas suffisamment ce discours pour me prononcer à son sujet.
En revanche, il est certain que la démocratisation de l’innovation, permettant à chaque jeune de se projeter dans une carrière d’innovation, n’est absolument pas un élément central de la politique d’innovation en France. Le plan France 2030, qui est un des principaux plans d’innovation dont on dispose, contient beaucoup de points positifs. Seulement, il ne prévoit aucune initiative sur l’éducation, sur la sensibilisation aux carrières de la science et de l’innovation parce que, aujourd’hui, les politiques d’éducation et d’orientation ne sont pas perçues comme des conditions sine qua non à une véritable politique d’innovation. En cela, il passe à côté de l’essentiel. Renoncer à démocratiser l’innovation, c’est, précisément, renoncer à massifier l’innovation.
Aussi, il est louable de permettre aux collégiens et lycéens de découvrir des métiers au cours de leur parcours. Toutefois, cela n’entrainera les effets poursuivis que sous des conditions particulières. Je veux dire que, si les entreprises intervenantes sont issues de l’écosystème local et que les acteurs de l’innovation qui interviennent sont essentiellement des hommes, alors cela risque au contraire de renforcer les stéréotypes liés aux métiers de l’innovation – aussi bien sur les secteurs d’innovation que sur les acteurs qui la produisent. Le poids du mimétisme est extrêmement fort si bien que, pour inspirer les générations futures, on a besoin que chaque jeune puisse s’identifier à un innovateur. Chacun connait les différences d’orientation selon les genres et le renoncement de jeunes lycéennes aux classes préparatoires aux écoles d’ingénieurs. Précisément, des études démontrent que l’intervention d’une femme, passée par une classe préparatoire aux écoles d’ingénieurs, permet de faire disparaitre les différences d’orientation dues à des stéréotypes de genre.
En somme, l’influence des stéréotypes liés à l’origine sociale, à l’origine géographique ou encore au genre des acteurs de l’innovation est prépondérante. Il est impératif de l’endiguer bien que je ne voie pas de véritable volonté politique en la matière.
Vous défendez que le processus d’innovation consiste, bien souvent, à résoudre des problématiques rencontrées dans la vie quotidienne de ceux qui innovent. Dès lors, promouvoir une plus grande diversité des profils de ceux qui portent l’innovation n’est pas seulement une nécessité pour que chacun puisse se rêver en entrepreneur à succès ; c’est aussi un prérequis à la massification d’une innovation bénéficiant à tous…
C’est tout à fait exact.
L’accès restreint aux carrières de l’innovation a un effet global sur la croissance, on l’a dit, mais cela renforce aussi les inégalités de genre et les inégalités de revenu parce que les produits de l’innovation sont moins diversifiés qu’ils pourraient et devraient l’être.
Un exemple frappant est celui du profil des utilisateurs des applications : lorsqu’elles sont créées par des hommes, la majorité de leurs utilisateurs sont des hommes et, a contrariori, lorsque qu’elles sont développées par des femmes, la grande majorité de leurs utilisateurs sont des utilisatrices. Or, il existe bien davantage d’applications créées par des hommes.
Nous parlons d’innovation et d’entrepreneuriat si bien que je ne peux que conclure notre discussion avec une question de Peter Thiel, à savoir : quelle conviction profondément ancrée en vous les autres considèrent-ils comme insensée ?
Au risque de vous décevoir, ma réponse ne sera pas très surprenante mais je suis convaincu que la démocratisation des carrières et de l’accès à l’innovation est un levier de croissance et de réduction des inégalités extrêmement puissant. Tout le monde y voit un gadget, quelque chose d’accessoire. La politique d’innovation serait avant toute chose une politique d’investissement dans des technopoles ou, à gros traits, une politique des semi-conducteurs. Au contraire, je crois que la politique d’orientation est au moins, si ce n’est plus, importante pour soutenir l’innovation que la politique d’investissement.
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