Pouvez-vous nous présenter votre parcours et ce qui vous a amené à la Présidence de la Région Grand Est ?
Après des études de droit puis un cursus à l’IEP de Paris, j’ai été embauché comme Assistant du Directeur Général de la région Champagne-Ardenne, qui fait aujourd’hui partie de la Région Grand Est avec les anciennes régions d’Alsace et de Lorraine. La fusion de ces trois régions a eu lieu en 2016 et c’est amusant de se dire que j’ai commencé dans le Grand Est pour devenir, 35 ans plus tard, le Président d’une région qui a énormément évoluée.
Dans mon parcours politique, j’ai fait partie tout d’abord du CDS (le Centre des Démocrates Sociaux) puis j’ai tracé ma voie au centre droit en ayant à cœur de conserver un esprit indépendant et une grande liberté d’opinion. J’ai eu l’occasion de croiser et d’être inspiré par des élus avec qui j’ai eu la chance de beaucoup travailler : j’ai été le Directeur de cabinet de Bernard Stasi, Maire d’Épernay puis de François Baroin, Maire de Troyes. J’ai ensuite succédé à Bernard Stasi à la mairie d’Épernay pour plus de 22 ans, de 2000 à 2023. Je suis par la suite devenu Vice-président puis le Premier vice-président de la région Grand Est, et lorsque mon prédécesseur Jean Rottner a démissionné, j’ai accédé à la Présidence de la région.
Pouvez-vous nous présenter la Région Grand Est ainsi que ses enjeux économiques et industriels ?
La région Grand Est est la fusion de trois anciennes régions - l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne, elle est la 4ème région de France par sa superficie, la 6ème par sa population, la 1ère région agricole, et la 3ème région industrielle. Elle comprend de grandes villes comme Metz, Mulhouse ou encore Reims… C’est aussi la région de France la plus ouverte sur l’Europe avec 750 km de frontière partagée avec l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse. Elle est ainsi très intégrée à l’Europe et le Parlement européen a son siège officiel à Strasbourg. Enfin, le Grand Est est la région de France regroupant le plus grand nombre de communes, avec un total de 5 162, dont de nombreuses petites communes rurales.
Nous avons de nombreux enjeux économiques dans la région, notamment liés à la réindustrialisation. Il est important de noter qu’entre 16 et 17% de la main d’œuvre nationale vient du Grand Est. La région bénéficie aussi d’un fort pouvoir énergétique, avec trois centrales énergétiques en activité. Elle se distingue aussi comme la région française intégrant la plus grande part d’énergies renouvelables dans son mix énergétique, ce qui reflète son ambition en termes de transition écologique. A ce titre, le Grand Est a bénéficié du programme de la Commission européenne, LIFE, « dédié au soutien de projets innovants, privés ou publics, dans les domaines de l’environnement et du climat » pour une durée de 10 ans. De plus, 20% des projets de Choose France sont déployés dans la région, ce qui témoigne de son attractivité.
Nous avons eu ainsi de très bons résultats au sein du baromètre Ernst & Young qui a établi que nous étions la 9ème région la plus attractive d’Europe et la 3ème au niveau national (après l’Ile-de-France et l’Auvergne-Rhônes-Alpes). Il est intéressant de noter qu’il n’y a uniquement des grandes régions en tête du classement avec 5 régions françaises au sein des 15 plus attractives d’Europe.
Comment les pouvoirs nationaux ont-ils participé à la réindustrialisation de la région ?
Le travail sur la réindustrialisation qui a été fait par le Président Emmanuel Macron avait déjà été engagé par ses prédécesseurs. A l’époque, ils avaient commencé à corriger le tir sur l’image de la France et sur tout ce qui pouvait être un obstacle à son industrialisation. Emmanuel Macron a fourni un réel effort pour changer l’image de la France auprès des grands patrons internationaux. Cette année, il s’est rendu à Davos avec les présidents de quatre Régions (Pays de la Loire, Sud, Île-de-France et Grand Est) afin de parler de la stratégie de la réindustrialisation des territoires. Aux côtés de la région Auvergne-Rhône-Alpes, la région Grand Est est un leader de la réindustrialisation en France et il faut reconnaître que le couple Région / État fonctionne très bien sur ce thème-là. Nous travaillons aussi avec Business France qui est très performant et avec qui nous avons une relation très fluide.
Comment s’est passée la fusion des trois anciennes régions en une région Grand Est ? Comment se passe la cohabitation avec la communauté européenne d’Alsace ?
Tout d’abord, il y a l’Alsace qui est la fusion des deux départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin. Il était question de procéder à cette fusion il y a 12 ans avec un référendum mais les Alsaciens n’ont pas suivi. Ils se sont ainsi retrouvés, avant 2016, dans une situation intermédiaire avec une volonté de se regrouper. La réforme des régions est intervenue et l’Alsace a été englobée avec la Lorraine et la Champagne-Ardenne en une seule et même région qui est le Grand Est.
Mes deux prédécesseurs étaient initialement contre cette loi, mais une fois à la Présidence de la région, ils ont mesuré tout l’intérêt de cette réforme et ont constaté qu’une grande région n’enlevait rien aux identités locales et nous donnait une plus grande visibilité à l’échelle européenne. Cela donne aussi de plus grands moyens : nous investissons 40% de plus que ce que pouvaient investir les trois anciennes régions réunies. Nous parlons de plus en plus aujourd’hui de région européenne, et il est intéressant de noter que la taille de la région Grand Est recouvre la surface des trois länder allemands qu’elle borde (la Sarre, la Rhénanie-Palatinat et le Bade-Wurtemberg). Le Grand Est a la chance, du fait de sa taille, d’être un interlocuteur privilégié des institutions européennes qui la repèrent aisément. Les Présidents de régions semblent aujourd’hui unanimes pour considérer que la bonne taille a été trouvée, car elle nous permet d’être attractifs et d’obtenir de bons résultats économiques.
Du fait de la grandeur de votre région et de la diversité de ses sols, comment l’objectif du « Zéro Artificialisation Nette » (ZAN) est-il perçu localement ?
Le ZAN fait partie d’une réforme qui a été mal préparée et mal vendue au sein la loi climat et résilience, sortie en août 2021, juste avant les présidentielles. A l’époque, personne ne souhait en parler afin d’éviter les tensions. L’objectif du ZAN est qu’en 2050, pour chaque hectare de sol artificialisé, un hectare de terrain soit être rendu à la nature. La France, étant un pays avec une grande superficie, a pris l’habitude de se développer à l’horizontal, ce qui a engendré des coûts très élevés, alors que d’autres pays ont été plus sobres. Aujourd’hui, cette réforme du ZAN est en train d’entrer en vigueur et il n’est jamais facile d’en parler car elle est complexe. A notre échelle, cette transition se passe plutôt bien car nous avons une méthode faite de beaucoup de médiation avec des conférences et des séminaires afin que les acteurs puissent s’en emparer facilement.
Nous étions un peu à l’avant-garde sur ce sujet dans la région car nous avions engagé cette démarche dès 2019, au sein de notre Schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET). C’est un outil qui nous est propre, avec une base de données qui nous permet d’analyser toute l’occupation foncière depuis 10 ans et de projeter des trajectoires sur l’ensemble des territoires. Nous avons de grandes marges de manœuvre avec 15 000 hectares de friches qui reprennent une valeur considérable. Jusqu’à lors nous vivions à côté de ces friches sans les regarder, elles étaient des lieux de stigmatisation de l’industrie passée. Elles peuvent aujourd’hui renaître en activité humaine ou être re-naturalisée. Chez nous, le Nord Mosellan avec l’attractivité du Luxembourg et des territoires comme Saint-Louis et Strasbourg connaissent un vrai développement. Ces derniers vont être contrebalancés par des secteurs en forte dévitalisation. En termes d’aménagement du territoire il faut arriver à jouer sur comment compenser l’un avec l’autre, en faisant disparaître des friches très stigmatisantes au bénéfice de territoires qui vont se développer.
Les pays européens sont en train de venir au ZAN aussi, avec des réformes similaires ; Il n’y a pas un pays aujourd’hui qui ne réfléchit pas à la préservation de ses sols, à ses qualités agricoles et écologiques. Le problème du ZAN français est que nous avons créé quelque chose de très directif, ce qui a pu heurter les élus locaux. C’est un sujet complexe mais très intéressant sur notre manière de vivre, de nous déplacer et de traiter nos déchets. Il cristallise la transition écologique dans toute sa dimension pragmatique et concrète, loin des discours idéologiques. A mes yeux, nous devrions laisser ce concept évoluer tranquillement.
Vous présidez une région très dynamique avec des atouts économiques extraordinaires. Dans quels domaines les politiques d’innovation de la région Grand Est se déploient-elles ?
Les politiques d’innovation se déploient dans les domaines des grandes transitions à savoir la santé, l’industrie, le numérique et l’environnement. Ce sont pour nous les grands secteurs stratégiques qui ont émergé de la crise et nous travaillons énormément avec notre agence d’innovation et de prospection sur ces sujets.
Pouvez-vous nous dire plus de l’écotaxe à l’échelle de la Région Grand Est dont l’entrée en vigueur est prévue pour 2027 ?
L’écotaxe que nous mettons en place est l’écotaxe qui n’a pas été mise en place par l’État il y a 12 ans, ce qui fut à mon sens, une erreur stratégique majeur. Le parlement l’avait voté quasiment à l’unanimité, mais elle avait rencontré à l’époque une très forte opposition et un « lever de bouclier » de la part des transporteurs. Dans le même temps, les pays voisins l’ont mise en place et ont aujourd’hui des infrastructures beaucoup plus performantes. Nous avons vraiment pris du retard sur ce sujet car nous avons manqué de courage politique, or ce n’est pas parce que l’on rencontre des oppositions qu’il faut s’arrêter, sinon, on ne ferait jamais rien.
Aujourd’hui, nous avons repris la main sur 580 km de route nationale à gérer en lieu et place de l’État. Ainsi, nous assurons toutes les dépenses d’entretien sur ces routes. Nous avons ensuite obtenu l’autorisation de créer une écotaxe ciblant les poids lourds (sur l’axe A31, 80% des poids lourds touchés par cette taxe sont étrangers). Cet impôt sera intégralement reversé et réinvesti dans les infrastructures, cela est primordial pour que les usagers comprennent l’intérêt de cette taxe et y consente. Lorsque nous faisons le lien entre un impôt et son utilisation, nous créons de la compréhension et une meilleure adhésion à la politique publique qui est complexe. Le consentement à l’impôt sera meilleur si les contribuables ont une vision claire de ce qui est fait avec leurs contributions.
Qu’en est-il des mobilités douces ?
En France, nous avons 25 ans de retard sur les mobilités douces par rapport à ce qui se fait de l’autre côté de la frontière, au Pays-Bas, au Danemark, en Belgique… A Anvers ou Gand, tout le monde circule à vélo ou en transport public, grâce à des systèmes d’une intelligence rare, où la performance économique rejoint la performance écologique.
Strasbourg est la ville la plus cyclable de France mais demeure éloignée de ce qui se fait en Belgique. Dans le Grand Est, nous nous inspirons du modèle Belge pour créer un système d’installation de vélos dans toutes les gares, disponibles pour les usagers avec un seul et même abonnement, pour le prix de ticket de bus par jour. Ce n’est pas tout, il nous faut aussi développer des lignes de co-voiturage, des lignes de car-express, du transport à la demande… Les trains légers vont également arriver dans la région : ce sont des trains sur batterie, sans motorisation diesel, pouvant aller jusqu’à 100 km, avec des émissions de carbones réduites. C’est la combinaison de toute ces innovations qui nous permettra de décarboner en répondant aux attentes quotidiennes des usagers.
Le rural est-il oublié par les grandes transitions ? La région est-elle le bon échelon pour rééquilibrer le rapport entre métropoles et zones rurales ?
Le rural n’est pas oublié mais se sent oublié. Depuis des années, il a disparu des radars alors que les métropoles prennent toute la lumière. Nous avons beaucoup investi dans les métropoles qui disposent aujourd’hui de moyens importants et de capacités en ingénierie qui leur permettent d’avancer sur la transition écologique avec moins de craintes que les territoires ruraux. Ces derniers disposent de moins de moyens et voient un monde se construire sans eux. A mon sens, c’est ce déséquilibre qui provoque une réaction pouvant entraîner une montée de l’extrême droite en milieu rural, ce qui me peine profondément.
Nous mettons en place des choses afin de pallier ce déséquilibre entre zones urbaines et rurales. Par exemple, en 2016, quand la région Grand Est a été constituée, la première décision prise a été de couvrir la région de fibre optique et nous avons atteint aujourd’hui une couverture à 100%. Nous avons procédé ainsi car l’arrivée du numérique allait accroître le fossé entre les urbains et les ruraux. Nous avons par la suite mis en place un Pacte de la ruralité afin de promouvoir les investissements dans les zones rurales. Nous voyons aujourd’hui que le développement des énergies renouvelables se fait beaucoup plus en milieu rural et qu’il n’y a pas un territoire qui n’ait pas un potentiel énergétique, à travers le photovoltaïque, la mécanisation, la géothermie, l’éolien… Cette richesse doit rester sur les territoires qui vont bénéficier de moyens nouveaux, pour développer l’activité économique et les services. La difficulté est qu’il est compliqué de combattre une cinquantaine d’années où nous avons laissé le rural faiblir.
Dans certaines analyses faites aujourd’hui, il y a vraiment une dichotomie entre les politiques locales et nationales, est-ce que vous le ressentez ?
Ce sont deux univers très différents. Le monde de la politique nationale est très médiatique alors que, lorsque nous travaillons au sein d’une collectivité locale, la dimension politique est très différente. Nous arrivons à des consensus dans nos régions que nous ne pourrions pas obtenir à l’échelle nationale. Ma majorité aujourd’hui est faite de LREM et de LR et, depuis 8 ans, nous travaillons ensemble sans aucune tension politique. Nous sommes toutes et tous plutôt libéraux, animés par un projet d’élévation sociale par l’égalité des chances et nous entretenons un lien fort avec l’Union européenne. Nous partageons aussi des combats avec les écologistes avec qui nous avons des échanges très profonds. En comparaison, j’ai l’impression que la politique nationale devient une caricature. Les élus du RN cherchent souvent l’incident en séance publique et ne connaissent rien des territoires et de leurs spécificités. L’ensemble du Nouveau Front Populaire (NFP) est fait de contraires : entre un élu LFI et un du PS, il y a un monde, et il me semble que le PS est objectivement plus proche de Macron que de Mélenchon et même plus proche de LR... La vie politique aujourd’hui est structurée par le scrutin nominal à deux tours. Cela est problématique, dans la mesure où un tel système contribue à monter un camp contre un autre.
J’avais été séduit par la démarche de Macron à ses débuts lorsqu’il parlait du « en même temps » ; en effet, je pense que nous pouvons être en même temps pour le développement économique et pour l’écologie, tout en étant étatistes sur certains points et libéraux sur d’autres. Des réformistes et des conservateurs, il y en a aussi dans toutes les formations politiques. Les bouleversements que l’on connait aujourd’hui auraient pu amener une recomposition inter-parti. La simplification à outrance derrière des étiquettes politiques nous prive de toute la nuance nécessaire à la prise de décision. Je suis fait pour un monde où je discute avec des personnes dont je ne partage pas les opinions, car trouver un terrain d’entente meilleur que nos positions d’origine nous fera progresser mutuellement. Mais la fabrique du consensus en France est un vrai sujet car nous ne savons pas bien le faire...
Comment expliquez-vous la hausse des scores du Rassemblement national (RN) à chaque élection législative dans certains territoires de votre région ?
Comme tous les grands populistes, le RN manie mieux que quiconque les discours simplistes. L’illustration du simplisme en politique est le premier slogan de Jean-Marie Le Pen « 2 millions de chômeurs, ce sont 2 millions d’immigrés ». Il est très difficile de combattre des choses simples dites assez brillamment lorsque la réalité est infiniment plus complexe. Cela fonctionne car les gens ont envie d’entendre des choses qui leur simplifient la vie. Nous n’avons pas d’autres solutions, d’autant plus avec les réseaux sociaux où le pire côtoie le meilleur, que d’aller chercher les gens pour les convaincre un à un. Au sujet de la ruralité, le RN a un discours totalement passif, « c’était mieux avant », qui n’a aucune vision de l’avenir. La modernité leur fait peur et la peur est le fondement de leur méthode. Face à cela, il est infiniment plus compliqué de défendre des idées du bloc central. Le système médiatique entend davantage les petites phrases percutantes que celui qui va amorcer une réflexion profonde et philosophique sur le sens de la vie…
Par certains aspects on peut s’interroger de temps en temps si on fait encore société aujourd’hui. Il faut reconnaître que les médias et leur course à l’audience nous impactent socialement. Les chaînes d’infos choisissent leurs sujets, et nous recevons 90% de mauvaises nouvelles tous les jours, ce qui impacte notre santé mentale. Cependant, nous l’avons vu au moment des Jeux Olympiques, nous savons nous réconcilier et faire communauté autour de la beauté et de la fierté qu’est notre patrimoine.
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