Tribune de Georges Nahon, Consultant et conférencier à Paris, Ancien DG pendant 15 ans d’Orange Silicon Valley à San Francisco
L'essor des crypto monnaies, notamment avec bitcoin et la technologie blockchain, a remis au-devant de la scène un concept social et philosophique ingrat : le consensus.
Cela arrive à une période de l'histoire où les notions de désinformation et de perte de confiance imprègnent les relations sociales et génèrent des doutes et de l'instabilité. Le tout est amplifié et distordu par le prisme des réseaux sociaux et leur utilisation déviante.
La mise en cause des faits et la promotion d'une vérité au-delà des faits est une tendance actuelle où le besoin de la preuve se fera de plus en plus sentir. Que croire ? Qui croire ? Et pourquoi ?
Il est difficile d'avancer si l'on doute de tout. Mais quand on prend les décisions par consensus, on tombe souvent dans le conformisme et l'irresponsabilité qui éloignent de la transparence et des décisions justes. Peut-il exister un système de décision par consensus qui soit majoritairement viable ?
Consensus et informatique
En informatique, le consensus existe depuis longtemps et c'est un procédé (un algorithme) permettant de trouver un accord collectif sur une valeur, une donnée, lorsque les acteurs du système concerné sont distribués donc sans qu'il y ait d'autorité centrale. Il n'est donc pas certain que l'on arrive à joindre tout le monde ni que les échanges ne comportent pas d'erreurs. Il faut arriver à synchroniser ce qui peut l'être et le système doit pouvoir tolérer des erreurs et prendre les décisions "justes". En dépit de l'absence d'unanimité. Par analogie avec la philosophie des techniques de l'internet dénommées "best effort", il s'agit pour l'algorithme de faire de son mieux pour que ça marche correctement. Il n'y a pas 100% de garantie, mais les obstacles à la triche, aux erreurs délibérées ou aux malversations, sont élevés.
Consensus et cryptomonnaies
Dans des crypto monnaies, comme bitcoin, le consensus est nécessaire pour se mettre d'accord sur la validité d'une transaction que l'on va enregistrer de façon immuable dans un grand registre partagé et ouvert en lecture à tous. Ceci est fait pour éviter notamment que cette transaction puisse être reproduite (exemple : vendre deux fois la même chose déjà vendue une première fois ou les double dépenses). Il s'agit d'un consensus sans besoin de 100% de confiance et qui est distribué entre les participants On fait confiance à tout le monde, mais en agrégation. On réduit au minimum la confiance requise de la part d’un seul acteur du système. C'est une sorte de confiance distribuée et encadrée par des algorithmes.
Cela se fait par calcul informatique et de façon automatique. Mais il faut des preuves que des validateurs volontaires (les mineurs) vont proposer, c’est-à-dire qu'une transaction est valide pour pouvoir être inscrite dans le grand livre comptable numérique dont tous les acteurs ont une copie. Mais il faut que les validateurs ne puissent le faire sans que cela leur coûte quelque chose de substantiel. Il s'agit du travail informatique nécessaire à résoudre un problème mathématique associé à la transaction concernée. Ce travail est coûteux en énergie et en puissance informatique (c'est la preuve de travail ou proof of work en anglais). Cela est fait pour dissuader les fraudeurs et les imposteurs, éviter les abus du système dont les attaques visant à les paralyser. Évidemment, il faut une incitation pour que des validateurs (les mineurs) fassent l'effort nécessaire pour apporter la preuve. Dans le cas des crypto monnaies, la récompense advient sous la forme de bitcoins ou équivalents créés et délivrés automatiquement par le système et que l'on peut ensuite convertir en monnaies classiques sur les places de marché appropriées.
Les problèmes des décisions par consensus : le paradoxe d'Abilène
En dehors du monde virtuel de l'informatique et de la blockchain, la décision par consensus est connue pour poser un certain nombre de problèmes. Il y a des écrits intéressants notamment sur les effets catastrophiques de certaines décisions consensuelles par absence de meilleures solutions et par connivence tacite : on évoque souvent le paradoxe d'Abilène du sociologue Jerry B. Harvey.
Le paradoxe d’Abilene fait référence à une situation où un groupe prend une décision collective qui va à l’encontre des pensées et des sentiments de ses membres pris individuellement. Parce que personne ne veut vraiment avoir l'air d'être un trouble-fête ou d'avoir une pensée rigide et contradictoire. Il y a la volonté de se conformer socialement. Chacun pense que les opinions des autres ne sont pas bonnes, et au final pense que la décision est mauvaise, tout en se croyant être une minorité à le penser. Par conséquent, personne n'est prêt à soulever une objection.
Un tel paradoxe pourrait expliquer l’explosion de la navette spatiale Challenger en 1986, au cours de laquelle sept astronautes ont perdu la vie. Les individus à l’intérieur et à l’extérieur de la NASA s’inquiétèrent de la résistance des joints toriques de la navette aux basses températures. Mais quand il s’est agi de prendre la décision finale de donner l'ordre de décollage, personne n’a protesté contre le lancement. Une personne de la NASA avait pourtant écrit : « en aucun cas, ne faites décoller Challenger. Les joints toriques sont trop instables ». Mais quand est venu le moment où il devait donner son ordre, comme tout le monde, il a dit : « Laissez-la décoller »…
Il peut aussi y avoir une sorte de connivence tacite entre certains membres pour ne pas contredire le courant ambiant : que va-t-on gagner à s'opposer à l'idée dominante ? C'est une résignation teintée de cynisme. Dans certaines décisions de groupe, c'est l'instinct grégaire qui guide les attitudes et moins la raison, la passion ou le courage d'être différent. Surtout si les différences hiérarchiques dans le groupe sont importantes. Cela peut apparaître comme un consentement, mais il y a une différence : « le consensus, c’est tout le monde dit oui ; le consentement, c’est personne ne dit non », Comme le dit David Larlet sur son blog. Le consensus engage davantage et ses conséquences sont majeures.
Il y a dans le consensus l'illusion de l'unanimité et une complaisance intellectuelle alimentée par des stéréotypes. Le consensus évite donc de faire apparaître les objections et les abstentions. Mais il n'y a pas de majorité sans minorité. Le consensus, par son modus operandi, c'est la suppression inconsciente des opinions minoritaires ou divergentes, l’étouffement de la créativité et la célébration du statu quo. La créativité a besoin de dissidents. Mais les dissidents dérangent le statu quo sans apporter de preuves décisives ou la démonstration que leur vision est assez forte pour être prise en considération dans les décisions et ne sont donc pas retenues. Le consensus redoute que les dissidents ralentissent la décision consensuelle, voire la fasse dérailler. Le but du processus de consensus est en effet d'intégrer, et non de désintégrer. Il y a hélas souvent confusion entre esprit de synthèse et compromis.
« Quand tout le monde est d'accord, c'est suspect » - La question du verdict à l'unanimité
La question du verdict à l'unanimité est une variation du consensus. Dans la tradition juive ancienne, le Talmud statue qu’un verdict unanime du Sanhédrin (tribunal juif) doit être rejeté et que l’accusé doit être disculpé ! La culpabilité invoquée de l’accusé est sans importance et le tueur s’en va un homme libre. Cela paraît illogique. Mais la recherche de consensus ou d'unanimité peut compromettre les condamnations et les convictions et conduire à des compromis (pour bien faire les choses et les faire avancer au plus vite), en réduisant le champ ou la force des convictions.
Un verdict unanime indiquerait qu’il n’y a pas eu suffisamment de débats et que la procédure était probablement viciée, sinon corrompue. Dans certains commentaires, il est dit que la peine doit être reportée jusqu’au lendemain dans l’espoir de trouver de nouveaux arguments en faveur de la défense.
Quand le Sanhédrin condamne à l’unanimité un accusé, on se doit de suspecter qu'il y a eu collusion. Comme un tel verdict est rendu sans opinion dissidente, c'est que les juges du Sanhédrin ne font pas leur travail correctement, car ils ne produisent pas les arguments "impossibles". Ils ne cherchent pas à prouver que l'accusé est peut-être innocent, mais le contraire. En tant que telle, l’unanimité du Sanhédrin est suspecte et le verdict est écarté. Il n'y pas de consensus, même s'il y avait unanimité au départ.
Le dissensus pour enrichir les processus de consensus par la dissidence
Ainsi, il y a des limites à la viabilité des décisions prises par consensus. Le recours au dissensus peut restaurer une dissidence productive, et profiter des attributs de pensées indépendantes, marginales, voire excentriques (au sens littéral : loin du centre du gravité). Le dissensus oppose les différentes opinions sans chercher à les rapprocher. On entend déjà : oui, mais il faut bien conclure… La question est : oui, mais à quel prix ? C’est-à-dire, avec quelle tolérance à l'erreur ? Et avec quelle preuve que l'on peut faire confiance à cet accord ou plutôt à cette entente qu'est le consensus ? En effet, ça ne coûte pas grand-chose, si on n'est pas d'accord avec le fait de se mettre malgré tout dans le sens du vent, surtout si on se trouve hiérarchiquement inférieur dans le groupe. Comment alors vérifier de façon la plus objective possible que chaque opinion est honnête, authentique (non influencée) et personnelle ? En regardant du coté de bitcoin et de la blockchain, on peut imaginer des principes d'approches inédites.
Consensus et réalité objective à l'ère des infox dans un monde "photoshopé "
Le besoin de retrouver des processus de consensus plus fiables apparaît avec l'augmentation des infox, ou informations fallacieuses. Ce courant a montré que le doute s'établit sur la véracité des faits. La suspicion va éroder la perception rationnelle du réel. Avec des technologies avancées comme l'intelligence artificielle, il y a le risque que le monde soit "photoshopé" et pas forcément pour de bons motifs. La réalité objective et les faits légitimes ne sont apparemment plus suffisants pour emporter le consensus basé sur la perception et l'interprétation, ce qui est problématique pour le débat général et les rapports sociaux. Remettre en cause l'authenticité de tout et n'importe quoi notamment avec l'aide de l'intelligence artificielle est une nouvelle donne que même des politiciens commencent à utiliser de façon dangereuse, notamment en détournant les réseaux sociaux à leur avantage.
La sagesse des foules (Wisdom of Crowds) révérée dans la Silicon Valley et aux USA autour de 2004 ne semble plus être efficace contre les infox. Son jugement de masse trop empirique et consensuel peut facilement être aveuglé par les apparences des choses et des idées. Les foules ne voient plus aussi juste. Le « bon sens » n'est plus ce qu'il était.
Le risque est important que des technologies sapent la vérité et l’objectivité en modifiant les faits. Maintenant qu'il est devenu possible de fabriquer des contrefaçons sophistiquées et crédibles, même de personnages existants, il devient indispensable de trouver un ou des systèmes plus efficaces pour identifier de façon consensuelle la réalité.
La blockchainisation du consensus
Même si l'analogie entre le consensus informatique ou celui des crypto monnaies avec le consensus dans le sens commun a ses limites, il y a des idées et des concepts intéressants à retenir. L'idée de preuve de vérité et de confiance distribuée liée à la production d'un effort pour convaincre est intéressante. Mais dans la pratique, la durée octroyée à l'expression des opinions, par exemple dans le cadre d'une réunion tenue en "live", est trop faible pour être compatible avec un modèle s'appuyant sur l'équivalent dans le monde réel de démonstrations par « la preuve d'un travail ». On n'a pas assez de temps pour cela.
On peut envisager une adaptation. Par exemple, lors d'un processus d'établissement d'un consensus dans le monde réel, le lanceur de la question soumise à l'approbation du groupe devrait être tenu de faire l'effort de décrire d'emblée toutes les possibilités de désaccord qu'il envisage et de demander avant le vote que s'expliquent les opinions opposées à l'assertion. En l'absence d'opposition, la question devrait être reformulée jusqu'à arriver à susciter des dissidences et pour les comprendre. Ce qui mettrait plus à l'aise les opposants au moment du vote pour assumer leur différence. Ce qui suppose que les réunions soient bien préparées !
L'ordre est important. Ainsi, dans les pseudo-décisions prises à mains levées, ceux qui soumettent la question au vote ont tendance à d'abord demander "qui est contre", puis "qui s'abstient" et de conclure quel est le résultat du vote sans avoir jamais demandé "qui est pour". Evidemment, c'est intimidant pour les opposants qui ne vont pas en général oser lever la main pour manifester qu'ils sont "contre". Le résultat est un consentement sans combat qui prend la forme d'un consensus.
Jusqu'au 17e siècle, les rois avaient à leur côté un fou qui ne l'était pas tant que cela. Certes, son registre était le comique et ainsi, la satire autorisait, sous les rires, des mises en causes singulières des personnages importants et de leurs actes. L'insolence du fou était tolérée du fait de sa position privilégiée auprès du roi. Même si c'était un personnage espiègle et farfelu, il se permettait souvent sans être puni ni contredit de dire au roi ce que personne d'autre n'osait dire. Et tout le monde "entendait".
Pour restaurer la crédibilité et la viabilité des décisions par consensus, il faudra peut-être imaginer les nouveaux fous des rois, version 21e siècle.
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