Ce que la pieuvre révèle de l’être humain, c’est sa tendance à craindre et diaboliser les êtres qu’il ne connaît pas.
Entretien avec Ludovic Dickel, professeur d'éthologie à l'université de Caen-Normandie par Gabrielle Halpern
Spécialiste internationalement reconnu des céphalopodes, vous venez de publier un ouvrage passionnant sur les poulpes « La vie privée du poulpe », aux éditions Humensciences. Pourquoi cet animal vous fascine-t-il autant ?
Une fascination qui provient de la plus tendre enfance quand j’ai pu m’adonner à la découverte des rivages de la mer Egée. Mon imagination peuplait les petites crevasses de monstres effrayants. J’essayais d’explorer ces interstices avec de petits bouts de bois. J’ai senti un jour une créature s’accrocher et retenir mon petit bâton avec une force prodigieuse. Moment d’horreur. C’était une pieuvre. J’ai dû commencer à vouloir en savoir plus à leur sujet à cette époque. En m’échinant à les débusquer, j’ai découvert un animal indescriptible. Changeant de couleur, à la fois amiboïde et serpentiforme, la pieuvre est apparemment effrayante. Lorsqu’enfant, on prend le temps de les observer dans leur milieu, on réalise qu’elle est en fait très délicate et craintive, son regard est infiniment expressif et attachant. Comment ne pas être fasciné lorsqu’on peut approcher un extra-terrestre ?
Pourquoi y a-t-il tant de mystères et de fantasmes autour du poulpe ? Qu’est-ce que ces fantasmes révèlent de l’être humain ?
La pieuvre vit dissimulée. Sur les étals des poissonneries elle ressemble à une loque poisseuse. La pieuvre s’est longtemps dérobée à la curiosité des observateurs de la nature. Il en existe de très grande taille, ce sont des animaux puissants avec leurs ventouses et leurs capacités de manipulation des objets.
Une pieuvre, c’est une puissante main avec un cerveau.
Le poulpe possède toutes les armes pour être dangereux (une petite pieuvre pourrait retenir aisément un baigneur au fond de l’eau par la force de ses ventouses). Ce que la pieuvre révèle de l’être humain, c’est peut-être sa tendance à craindre et diaboliser les êtres qu’il ne connaît pas.
Le poulpe est un animal qui mémorise, qui apprend et qui est capable d'inventer. Il a par ailleurs de grandes capacités d'adaptation aux modifications de l'environnement. Qu’a-t-il à nous apprendre ? Comment pourrions-nous nous en inspirer ?
Les pieuvres montrent de remarquables capacités d’adaptations aux modifications de leur environnement. La spectaculaire prolifération de cette espèce dans le golfe de Gascogne depuis l’année dernière en constitue peut-être une belle illustration. Ces performances sont probablement dues à leur mode de vie, à leur régime alimentaire ou à leurs capacités de reproduction. Elles sont probablement les résultats de la richesse extraordinaire de leurs comportements défensifs ou prédateurs voire à l’adaptation de leurs comportements sociaux. En deux mots elles sont dues à leur énorme cerveau. Un point commun que l’humain partage avec la pieuvre. Problème : ces animaux lorsqu’ils prolifèrent consomment toutes les proies disponibles et appauvrissent terriblement la richesse des territoires qu’ils occupent. Ces phénomènes de prolifération de pieuvres sont très transitoires, ils durent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus suffisamment de proies : deux ou trois saisons comme à Dakar il y a une cinquantaine d’années. De là à en tirer des leçons…
Quelles sont les autres forces du poulpe ?
Une grande force du poulpe est de torturer le cerveau des chercheurs en Sciences des Comportements. C’est souvent l’inverse qui intervient chez nos collègues qui travaillent chez les rongeurs ou les oiseaux….
Le fait que le poulpe ait des capacités cognitives certaines n’est-il pas une remise en question radicale de notre conception de la Nature dans laquelle l’être humain s’était jusqu’à présent réservé le monopole de l’intelligence ?
La pieuvre nous apprend que chaque espèce a le monopole de sa propre intelligence. Il est donc tout à fait logique que l’humain se soit placé au sommet de la pyramide du vivant. Il existe peut-être quelque part des écoles de Mollusques où des pieuvres en blouse dessinent à leurs élèves des arbres évolutifs en mettant les pieuvres au sommet, et l’humain quelque part entre les algues et le plancton. Cette idée que chaque espèce vit dans son monde propre, avec sa propre réalité, son échelle du temps et ses représentations de l’espace, a été proposée par un naturaliste il y a plus d’un siècle. L’idée que la réalité des humains n’est pas la seule a été longtemps écartée par les scientifiques. Trop évidente, trop angoissante. Les mentalités ont évolué, en prenant le temps d’étudier le comportement des animaux, en particulier des espèces très éloignées de la nôtre, nous redécouvrons simplement cette simple évidence : il ne faut plus parler d’intelligence mais d’intelligences….
Comments