Tribune de Gabrielle Halpern
Lorsque vous croisez dans les musées, les livres ou les films, un centaure, vous ne pensez pas immédiatement à l’amour ; nous sommes bien d’accord. Cependant, il se pourrait que sur ce thème, – comme dans bien d’autres domaines -, les centaures aient quelque chose à nous apprendre. Cet étrange animal, rappelons-le, est un être humain au-dessus de la ceinture et un cheval en-dessous de la ceinture. Décrit, sculpté, dépeint presque systématiquement comme un monstre agressif, violent et menaçant, il est associé à un imaginaire négatif et peu ragoûtant. Et pourtant ! Parce qu’il entremêle deux entités, – humaine, d’une part et chevaline, d’autre part -, il est la figure par excellence de l’hybride, du mélange, du métissage. En réalité, le centaure nous pose une question : celle de la relation à l’autre. Vous êtes-vous déjà demandé quelle relation l’homme et le cheval entretenaient au sein du centaure ? Sont-ils totalement en fusion ? Sont-ils dans un rapport de juxtaposition, de coexistence ? L’un essaie-t-il de prendre le pas sur l’autre et de lui imprimer son identité ? La fusion, la juxtaposition, le conflit sont les trois grands pièges de la relation à l’autre et c’est ce contre quoi le centaure vient nous mettre en garde…
Est-ce si bon d’être dans une relation fusionnelle au point où vous vous perdez dans l’autre et ne savez plus qui vous êtes, ni ce que vous voulez ? Une fusion qui ne vous permet d’exister qu’à travers l’autre ? Halte-là, nous dit le centaure, ce n’est pas de l’amour ! De la même manière, il serait terrible d’être dans un simple rapport de coexistence avec la personne qui partage notre vie. Chacun, dans son couloir de nage, vit sa vie, sans faire un pas de côté, c’est-à-dire un pas vers l’autre. Dans un rapport de coexistence, il n’y a aucune influence de l’un sur l’autre et de l’autre sur l’un, comme si la rencontre ne changeait rien, ne transformait rien à ce que l’on est, à ce que l’on veut, au sens que l’on souhaite donner à sa vie. Attention, danger, nous alerte le centaure, ce n’est pas de l’amour ! A l’inverse, le troisième piège est celui du conflit où l’un tente de prendre le pas sur l’autre, voire de le dévorer, de s’imposer au point que l’autre n’existe plus ou ne peut plus exister. Une situation terrible pour l’un comme pour l’autre, puisqu’écraser l’autre n’a jamais renforcé personne. Horreur, commente le centaure, ce n’est pas de l’amour ! Cesar Pavese écrivait à ce sujet que tu seras aimé le jour où tu pourras dévoiler ta faiblesse sans que l’autre s’en serve pour exprimer sa force…
Alors, comment aimer ? Comment s’aimer ? Quelle est la juste relation à l’autre ? Le centaure est là pour nous rassurer et nous dire qu’il existe une quatrième voie qui nous sauvera : celle de la métamorphose. Aimer, c’est accepter de s’entremêler sans se perdre, de faire un pas de côté sans marcher sur l’autre, c’est assumer ce métissage, qui permet à chacun de sortir de lui-même, de dépasser son petit monde et de créer à deux un nouveau monde. Un tiers-monde, qui aura une nouvelle langue, des repères, des rites, des imaginaires, des mythes inédits et communs. Un monde qui ne reniera pas les deux autres, mais qui les dépassera. Un monde qui ne sera pas une tiède synthèse, mais l’hypothèse de quelque chose de meilleur, qui rend meilleur. C’est tout cela, l’énigme de l’hybridation, que recèle le centaure. Il ne s’agit pas de trouver un cheval avec lequel traverser le désert, mais de créer, avec l’être aimé, un centaure, comme on crée une œuvre d’art et dont il faut chaque jour abreuver la force des pas et nourrir le galop.
Oui, aimer, c’est s’hybrider !
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